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Vers Djeddah

En Mer Rouge en 1933

Le vendredi 23 février 2024, par Léon Moron, Michel Carcenac

Vers Djeddah, la cinquième partie de la relation de voyage du Commandant Moron. Après une pénible étape due à la mauvaise qualité du charbon anglais et à la mer formée, la visite de Djeddah charme le commandant qui récolte tous les renseignement politiques et militaires qu’il peut trouver.

Nous avons le cap dans le lit du vent et nous tanguons pas mal. Le charbon que nous avons embarqué à Port Soudan est mauvais, parait-il et les chauffeurs ne peuvent pas tenir la pression. Nous tournons péniblement 60 tours ce qui nous fait marcher à peine 6 nœuds. Mes beaux projets de faire arriver la Diana aux environs du lever du soleil aux atterrages de Djeddah sont dans l’eau si nous continuons à nous traîner ainsi. L’atterrissage n’en sera pas facilité.

Lorsque le Vimy se sépare de nous, je fais avancer les montres d’une heure, puisque pendant la nuit nous franchirons la limite entre le deuxième et le troisième fuseau. Le soleil va donc se coucher pour nous une heure plus tard. Il se lèvera demain une heure plus tard.

La nuit tombe et la brise ne mollit pas. La mer commence à se faire. C’est une mauvaise nuit en perspective. Tous, sauf Marliave, nous mangeons du bout des lèvres. L’Amiral va se coucher aussitôt dîner. Je reste au fumoir jusqu’à 10 h puis je descends. Il fait très chaud en bas et cela sent terriblement mauvais dans ma chambre : le moisi et le sale. Je m’endors avec peine. Le bateau a des mauvais mouvements de tangage et de roulis combinés, mais il cogne très peu. Je finis par m’endormir, mais je suis bientôt réveillé par un fracas de verre brisé. C’est ma bouteille de Vittel, que j’avais coiffée d’un verre qui vient de dégringoler. La bouteille est intacte, mais elle s’est vidée et le verre est en miettes. J’éponge l’eau et je m’endors.

30 janvier

J’ai réalisé dans mon sommeil que nous avions beaucoup bougé pendant la nuit. On m’apporte le point estimé de 7 h qui me montre que nous sommes très en retard et que les chauffeurs, malades, n’ont pas lutté suffisamment contre la mauvaise qualité du charbon. C’est à peine si nous avons marché 5 nœuds et il n’est pas question d’aller plus vite. Il y a de la mer et le vent du nord est très frais. A la suite d’un point d’étoile, je fais venir de 13° sur la droite pour couper un peu. Je commence à craindre que nous ne puissions arriver ce soir à Djeddah.

On aperçoit la terre vers 14 h. D’abord presque droit devant une montagne double qui parait assez élevée, ensuite presque au-dessous un petit pic conique assez foncé que nous pensons être le Pain de Sucre (Djebel Yemeniya).

Peu à peu, à gauche et à droite sortent des collines reliées entre elles ou isolées. Leur identification n’est pas commode.

La mer est toujours assez grosse. Le vent est frais. Nous avons eu beau dire aux chauffeurs que s’ils ne donnaient pas tout ce qu’ils pouvaient, ce serait une nuit à la mer, l’allure ne dépasse pas 60 tours – pas plus de 6 nœuds probablement à cause de la mer.

Subitement j’aperçois un brisant droit devant. La mer rejaillit dessus et on ne peut confondre avec des déferlis. Je fais venir sur la gauche en grand. Dans le nord du récif aperçu, une balise surmontée d’un piquet. Il n’y a aucun doute pour moi, c’est le récif Musmari et nous venons d’atterrir comme je le fis il y a quatre ans avec le Baccarat.

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Malheureusement le soleil descend rapidement. Il est près de cinq heures et nous n’avons plus deux heures de jour devant nous. Nous ne pouvons pas entrer avant la nuit. L’Amiral ne veut pas s’avouer battu et il espère pouvoir au moins aller au mouillage extérieur. Mais pour cela il faut voir la balise du banc Gaham qui est à l’entrée. Djeddah se distingue toute blanche et le minaret est très visible. Au nord, l’épave lamentable de l’Asia est reconnaissable. La nuit vient et nous ne voyons pas la balise. L’Amiral renonce à entrer et nous mettons le cap au N60W, à petite vitesse. Nous courons ainsi jusqu’à 2 h 30 tribord amure, puis nous ferons ainsi tout en venant de 10° sur la gauche pour compenser la dérive du vent.

La nuit est acceptable et nous bougeons relativement peu.

Avant le dîner, double catastrophe chez l’Amiral. Marliave est allé dans l’après-midi à la bouteille et a laissé le levier de la pompe relevé. L’eau a rempli la cuvette, a débordé et a inondé la chambre.

Deuxième catastrophe : pendant le dîner on annonce qu’il y a un court-circuit chez lui. C’est au plafond, dans la zone qui est régulièrement inondée par l’eau qui coule de l’office. Il est étonnant que la chose ne se soit pas produite plus tôt. Il suffit d’ailleurs de couper le courant pour que tout rentre dans l’ordre.

31 janvier

L’Amiral et moi sommes sur la passerelle à 5 h 45. Le commandant me signale qu’il a l’impression d’être assez près de terre. Comme il fait encore nuit noire, je lui fais faire demi-tour. L’Amiral pense au contraire que nous sommes très au large et craint que nous perdions ainsi du temps.

L’Orient est assez flou. Le soleil parait brutalement derrière une montagne. Il est pâle, ce qui prouve que l’air est chargé de poussière. Rien d’autre de la terre n’est visible. Le soleil décolle, la montagne qui le soutenait disparait et nous ne voyons plus rien. Je ne sais pas pourquoi je recherche la balise de Musari. Nous devrions normalement être beaucoup plus nord. La vigie signale récif un quart par tribord, puis presque aussitôt après : récif par bâbord devant. Nous venons à gauche en grand et j’aperçois sur le récif de gauche la balise que j’identifie celle de Musari. Comme nous en passons assez près, je la regarde attentivement à la jumelle et un doute nait en mon esprit. Cette bouée a un voyant triangulaire lors que celle que nous avons vue hier n’avait qu’une perche. Je communique mon inquiétude à l’Amiral et nous nous demandons alors si nous ne sommes pas venus faire tête sur le grand banc nord de Djeddah (Shab el Kebir). Cependant nous n’apercevons pas la grande trainée de récifs que nous devrions voir si c’était lui. Je consulte à nouveau les I.N. et je note que sur les anglaises, il est dit pour la balise de Musari : voyant triangulaire la pointe en bas et que sur les françaises le voyant est indiqué comme une croix.

Je regarde mieux et je distingue parfaitement la croix. Pour une fois, nos instructions ont raison. Hier nous étions placés pour un éclairage et un azimut tels que la croix n’était pas visible. Il n’y a plus de doute. Nous sommes bien devant Musari.

Nous mettons en route vers la balise de Gaham qui est l’entrée extérieure des rades. Pas loin de nous, à terre, deux boutres ont l’air de vouloir nous rejoindre. Nous pensons tout de suite que ce sont les pilotes qui sont restés la nuit à la mer pour nous attendre. Nous manœuvrons pour nous rapprocher de l’un d’eux. Il bourlingue pas mal, car la mer est assez forte et le vent du nord très violent. Lorsque nous ne sommes plus qu’à un mille de lui, nous voyons sa voile se déchirer. Il l’amène et dérive rapidement. Nous passons à l’élonger, mais personne à bord ne parait se soucier de nous. Cinq ou six hommes, des noirs, la tête rasée sont occupés à raccommoder la toile. Le patron est derrière. Lorsqu’il comprend que nous pouvons le prendre en remorque, il s’agite. Noël, l’enseigne interprète lui demande s’il va à Djeddah et s’il est pilote. Oui à la première question, non à la seconde. Comme nous n’avons pas de temps à perdre, nous remettons en route.

A l’entrée de la passe, une barque battant pavillon français. Cette fois c’est certainement le pilote. Elle nous accoste et s’amarre le long du bord. Je reconnais tout de suite le bonhomme qui m’entra dans Djeddah il y a cinq ans. Bel individu, traits vigoureux, pas du tout nègre, collier de barbe, gros turban blanc aux broderies jaunes de Damas. Il a la grande robe blanche, malheureusement à demi cachée par un veston européen.

Il me reconnait tout de suite et me rappelle qu’il entra le Baccarat par un vent aussi violent que celui d’aujourd’hui. Il demande immédiatement un verre d’eau et une tasse de café. Probablement un grand luxe à Djeddah. Le vent souffle dur et nous passons les trois couloirs successifs à la vitesse maximum. Nous défilons devant l’épave lamentable de l’Asia, couchée à 45° sur tribord. On reconnait encore les bandes tricolores sur sa cheminée et on lit derrière ASIA – MARSEILLE.

Nous remontons le dernier chenal et mouillons nos deux ancres (T5 6 maillons, mouillé bâbord, égalisé à trois).

La Diana salue la terre de 21 coups de canons. A peine le dernier coup parti, la batterie du fort qui est situé dans le nord de la ville, répond. La batterie a hissé le pavillon français. A chaque coup c’est un nuage épais de fumée bleuâtre. On dirait voir un tableau de combats d’artillerie du grand siècle.

Hamidi Bey, le gouverneur militaire vient faire sa visite officielle. C’est toujours le même miteux, déguisé en colonel anglais, mais coiffé du keffieh. Ce n’est d’ailleurs pas un arabe, mais un turc. Il boit du whisky comme les mécréants.

A 15 h, visite de Maigret. Il a revêtu son uniforme. Peu de chose d’ailleurs : des parements brodés d’or et une épée traversant la poche. Il est assez miteux. Il est flanqué de son adjoint Choukry Tarvil, libanais prétentieux et de son valet de chambre le fidèle Salomon, qui pour paraître Kawas (Les Kawas sont les gardes suisses du monde arabe) a accroché à son veston le Nichan Iftikhar (Ordre de la fierté, ancien ordre honorifique tunisien).

L’Amiral, Badens et moi allons à terre avec tout le personnel du consulat par la vedette superbe qui a amené Maigret. Nous faisons les chenaux du port à une vitesse folle – et dire
que je me suis échoué plusieurs fois là-dedans avec ma baleinière il y a cinq ans. Nous accostons la quarantaine – le guichet des pèlerins. Deux superbes autos nous attendent, l’une conduite par un persan noir et coiffé du képi palevi (Kolah-e Pahlavi (chapeau Pahlavi), une sorte de chapeau iranien inspiré du képi français, déjà utilisé dans le monde militaire, depuis notamment l’accession au pouvoir de Reza Shah.).

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Dédale des chenaux devant Djeddah.
Admiralty Charts Wikipedia Commons.

La grande place de débarquement que j’avais connue grouillante de pèlerins est totalement déserte. La magnifique bâtisse aux moucharabiehs débordants est un plus ruinée qu’il y a cinq ans. Nous passons par l’extérieur de la ville pour arriver au consulat. La maison a toujours belle allure. Belles portes sculptées et cloutées de bronze. L’intérieur est toujours en réparations. C’est un peu le chantier. Nous montons à l’étage de réception, meublé à l’européenne, pas mal, mais pas à sa place. Surgissent le fils de Maigret, un grand voyou, puis Boris, un peu douteux. Je reste là, indifférent pendant que le vent de sable souffle furieusement. Ambiance de désolation, mais qui ne manque pas de grandeur.

L’Amiral part faire ses visites au gouverneur miteux et à l’Emir, autrefois le Kaïmakan. (Dignitaire de l’Empire Ottoman) Pendant ce temps-là, je vais à la Légation d’Angleterre remettre la lettre de Madame Satorv. Je trouve le destinataire Monsieur Hopegill, un grand type à barbe assez sympathique. La maison ne laisse rien à envier au consulat de France, mais le bureau de Hopegill est assez confortable – grand tapis et beau chien danois qui voudrait bien boulotter mon casque.

Je rentre au consulat où je retrouve les deux jeunes gens, Maigret et Boris. Le choukir vient me demander si je veux aller avec l’Amiral sur la route de la Mecque. J’accepte évidemment. Le chauffeur persan part comme un fou sans se rendre compte qu’il a perdu de vue la voiture de l’Amiral. Nous traversons le bazar en trombe. Il y a pas mal d’animation et je voudrais rester flâner dans ce fouillis pouilleux bordé de boutiques sordides où les mouches sont la marchandise la mieux représenté. Les murs sont couverts de toitures de bois en partie écroulées. De beaux types très colorés.

Nous sortons par la porte de la Mecque et passons près du village nègre, mais je n’en vois qu’un amas de huttes. Ce sont parait-il pour la plupart des sénégalais qui n’ont plus eu le courage de quitter la terre sainte.

Puis des groupes de chameaux qui attendent le départ.

Le vent est terrible. Nous passons entre des buttes de sable ravinées et nous débouchons sur une vaste plaine désertique, dont le fond est une ligne de collines basses noyées dans le sable. Des gens passent, montés sur des ânes dont les sabots et le bas des pattes sont peints en rouge ; plus loin des files de chameaux qui montent vers La Mecque. L’imbécile de choukey, ne voyant pas la voiture de l’Amiral, n’a plus envie de poursuivre et nous faisons demi-tour.

L’entrée de Djeddah de ce côté est très belle. Toute la ville en décor et en avant quelques arbres tordus près de masures sordides. C’est le spectacle que doit avoir chaque pèlerin au moment où ayant failli mourir sur la piste il aperçoit la ville qui doit le rendre à la mer.

Plus je connais les approches de La Mecque et plus je comprends la beauté de cette épreuve que s’infligent les musulmans avant de mourir. Rien dans ce pays ne peut leur donner une compensation à leurs peines. Tout pue la mort. Le paysage est désolé, il fait chaud, le vent souffle avec furie et il n’y a pas d’eau. Les hommes vont tout de même de l’avant, sachant que cet ensemble d’épreuves doit les conduire au prophète de Dieu et à Dieu lui-même. Pas de finasseries. Religion spirituelle qui a pu atteindre les plus humbles sans qu’elle ait été déformée par des rites païens ou imbéciles.

Nous rentrons à la quarantaine et nous attendons là, Badens et moi que l’Amiral revienne de sa promenade qui aura été plus complète que la nôtre.

Nous avons reçu cet après-midi un télégramme laconique de Mr Mulholland, l’homme des Chemins de Fer de Port Soudan, qui avait proposé à l’Amiral d’aller à Khartoum à nôtre second passage. « Regret, impossible make arrangements for Khartoum » C’est assez peu aimable. Nous ne verrons donc pas Khartoum.

1er février

Je m’éveille avant le jour. Comme je sais que le spectacle de Djeddah au soleil levant est une très belle chose, je vais à mon hublot et je vois ce que j’ai maladroitement essayé de dessiner.

La journée s’annonce chaude, heureusement sous le grand vent d’hier. Vers 10 h c’est la fête de la lumière. L’eau est à peu près calme et le soleil est très chaud. Très loin, au-delà des récifs du large, un bateau de pèlerins arrive au mouillage. Ce doit être l’Akbar, pour lequel le pilote nous avait demandé hier de télégraphier pour savoir son heure d’arrivée. Il avait répondu 5 h p.m. mais il n’a pas été plus malin que nous et a dû être obligé de rester la nuit à la mer.

Près du bord, une petite pirogue va à la voile. L’occupant, un noir vêtu d’un simple pagne et coiffé du turban à bout pendant, a l’air le plus heureux des hommes. Il amène sa voile et se
laisse dériver sur le bord. Il grimpe le long de la coque et offre des coquilles et des soi-disant
perles, dont l’une est parfaitement noire, mais sans orient. Il en demande 6 livres. Je doute qu’il trouve acquéreur.

Tous les boutres sortent du port à la rencontre du bateau de pèlerins qui va mouiller. Spectacle magnifique des grandes barques élégantes qui se pressent dans la brise à peu près morte pour arriver les premières. A contre-jour, on distingue les silhouettes des hommes nus qui ressemblent fort aux petits bonhommes des frises égyptiennes.

On vient me chercher pour descendre à terre. Nous allons déjeuner chez Maigret. Il y a Badens, Marliave, Rabaud et Mousset. Il est trop tôt pour aller au consulat et j’entraine la bande au bazar. Nous bousculons des marchands de poisson qui circulent dans la foule, des poissons séchés dans les mains. De chaque côté des petites boutiques sordides où se trouvent accumulées les nourritures les plus pauvres et les plus variées. Les murs sont recouverts d’un plafond de planches légères entre lesquelles la lumière de feu passe. L’atmosphère est constellée de tourbillons de mouches. La viande qui pend aux étalages en a plusieurs couches. Une variété de types, de costumes et de couleurs comme on en rencontre rarement. Tous ces gens ont des coiffures soignées : turbans, agals. Pas un homme en veston. Partout le costume pur de l’Orient comme ont pu en rencontrer nos prédécesseurs du 17° et du 18° dans les villes envahies maintenant par notre ridicule civilisation. Tous ces gens nous regardent étonnés, se demandant ce que nous venons faire ou chercher chez eux. Des changeurs, les coffres-forts ouverts, bourrés de piles de pièces d’argent et de rouleaux de monnaie, des écrivains, des teinturiers qui frappent à la main les pièces d’étoffe pour en exprimer le surplus de liquide.

Et la vue est coupée par des files de chameaux, qui les unes vont vers le port à vide, les autres remontent chargés de ballots. Toutes ces bêtes sont beaucoup plus petites et plus fines que celles de Syrie. En tête de chaque file, le chamelier, noir, desséché, drapé, coiffé du gros turban, portant à la ceinture la poche d’eau, et en travers des épaules le bâton qui les fait marcher droit. Tout cela défile dans un silence impressionnant.

Nous atteignons la porte de La Mecque par une petite place charmante, bordé sur un de ses côtés par une magnifique maison devant laquelle ont poussés deux beaux arbres. Par la porte, la route poussiéreuse et tragique des pèlerins. Au fond les collines qui masquent La Mecque.

Nous redescendons par des rues tortueuses bordées de maisons très élevées : portes et fenêtres sculptées de dentelles, le tout noyé de poussière farineuse. A un tournant nous butons dans des chameaux qui barrent le passage. On les charge là, à l’ombre des pans de mur. C’est épatant.

Arrivée au consulat. Maigret m’explique d’un air embarrassé que, vraiment puisque le Vimy n’est pas avec nous, il lui parait bien difficile de prendre passage sur la Diana jusqu’à Hodeidah, parce qu’il ne sait pas très bien comment il pourra rentrer à Djeddah où l’attendent les travaux du pèlerinage. Il avait espéré, je crois, que la Diana étant seule, l’Amiral renoncerait à faire les chenaux intérieurs et qu’ainsi gagnant du temps sur notre itinéraire, la Diana pourrait le ramener à Djeddah. Je m’explique maintenant le peu d’enthousiasme de son acolyte à nous chercher un réis pour nous piloter. Je lui fais comprendre sans fard que nous ne pouvons pas du tout savoir quand le Vimy nous rejoindra et que de toutes manières l’Amiral est décidé à faire les chenaux, même sans pilote. Maigret se dégonfle et renonce à faire le voyage d’Hodeidah. Je m’en doutais. J’aime autant cela d’ailleurs, car je connais l’embarras de ce monsieur à bord.

Hamdi Bey, le turc, gouverneur militaire est invité. Des yeux de rat, un nez fort à gros bout, des lèvres épaisses et une petite barbiche taillée à ½ cm sur le menton. Il ne parle qu’arabe et comme Maigret ne connait cette langue que tant qu’il n’a pas à l’utiliser, on va chercher Boris, qui lui n’a pas l’air d’être un arabisant remarquable.

L’avant-déjeuner se prolonge. L’ambiance est assez froide. Maigret parle à mots couverts de l’incendie de l’Asia et de ses prouesses au Maroc.

A 1 h 45 nous passons à table. Bon déjeuner, mais pas sympathique. Décidemment, Maigret l’est de moins en moins.

A trois heures, je m’esquive et repasse par les souks. Même enthousiasme. Des pèlerins montent la rue principale. Je ressens une émotion très profonde à la vue de ces hommes, âgés pour la plupart qui viennent des Indes ou de Java et qui, après des années d’attente, sont enfin sur la terre sainte. Une noblesse et un détachement complet des choses de ce monde. Le crâne rasé, les deux morceaux d’étoffe rituels – leur linceul – à la main un fanal ou une grande théière. C’est vraiment très beau et très réconfortant de penser qu’à notre époque pourrie, il existe encore dans ce coin de terre des gens qui viennent de si loin près de leur Dieu spirituel ; y souffrir et mourir dans la paix.

L’Amiral, lui est resté au Consulat, attendre la visite de l’Emir. Il a eu l’air assez agacé pendant tout ce déjeuner.

2 février

Au lever du soleil, calme absolu. L’eau est comme un miroir. L’Amiral descend à terre, attiré par ce que je lui ai dit des rues de Djeddah. Je ne l’accompagne pas, parce que j’ai à travailler les cartes pour l’appareillage et le début de notre navigation dans les chenaux.

Je monte sur le pont vers 10 h. Le grand calme subsiste et la lumière est éblouissante. Autour du bord d’énormes poissons, on dirait des carpes, rodent en quête de nourriture.

A 11 h 30 Hope Gill vient aimablement me rendre ma visite à bord. Il a avec lui son beau chien que je prends pour un danois et qui, parait-il est un dalmate. Nous causons de choses et d’autres et la conversation vient inévitablement sur Ibn Seoud et Philby. D’après ce que me dit H.G, Ibn Seoud ne serait qu’une grande brute, qui ramènerait tout à lui, mais qui serait très craint de ses gens. Ils comprennent qu’il est le seul à posséder la force militaire et l’argent. Contrairement à ce que nous a affirmé Maigret qui déclare que les fonds du roi sont bas, H.G pense qu’il a encore de très fortes réserves provenant de belles arrivées de pèlerinage.

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Ibn Séoud, Koweit 1910, âgé de 34 ans.
Wikipedia Commons.

Quant à Philby, son passé serait perdu pour lui. Toutes ses entreprises en Arabie pour le compte de l’Angleterre auraient fait fiasco et il ne serait plus qu’un arabe ayant coupé tous liens avec l’Europe. Il mène la vie du musulman, ne s’est d’ailleurs fait mahométan que pour son intérêt personnel, afin qu’il ait en particulier la possibilité de vivre à La Mecque. Sa femme ne le voit plus que très rarement et est parait-il très malheureuse. Philby, tout comme Lawrence a rendu de grands services à son pays pendant la guerre. Il a réussi à empêcher Ibn Séoud de se jeter sur Hussein lorsque celui-ci était le protégé des Anglais, tout comme Lawrence a réussi à soulever toute une partie de l’Arabie contre les Turcs. Lawrence, lui, a abandonné depuis que la bataille de Meissaloun lui a fait comprendre que l’étoile de Faycal comme roi d’Arabie était définitivement éteinte. Philby s’est entêté dans la voie arabe et c’est là que H.G trouve qu’il est « bête ». Il est l’homme qui réclame perpétuellement contre l’autorité et il parait que c’est ce qui le rend antipathique lorsqu’on n’en a pas l’habitude. Il n’est pas orgueilleux d’ailleurs.

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Sir John Philby dit Sheikh Abdullah. Wikipedia Commons.

Il continue à être auprès d’Ibn Séoud qu’il admire, mais ses conseils ne sont pas toujours écoutés et il commence à être sérieusement désillusionné sur son poulain.

A midi 30, déjeuner sur la Diana auquel était conviés Fouad Hamja, Hamdi Bey, Maigret et son adjoint. J’étais à côté de Maigret. C’est décidemment un être assez répugnant et j’ai de la peine à être aimable avec lui. Fouad Hamja s’était fait excuser, prétextant une indigestion.

Déjeuner quelconque, pendant lequel Badens raconte ses campagnes en Chine depuis sa plus tendre enfance. L’Amiral cause avec Hamdi Bey par le truchement de l’adjoint de Maigret. On boit à la santé d’Ibn Séoud. Après-déjeuner morne et long. L’Amiral arrache quelques tuyaux à Maigret, rien de précis, d’ailleurs. Maigret lui soutire fort adroitement trois bouteilles de whisky.

Un indigène apporte une lettre écrite en arabe. On la fait traduire par un taharia lettré et Noël. C’est l’Emir qui annonce l’envoi d’une mouna pour l’Amiral : moutons, bananes, beurre de mouton, café….

Fouad Hamja lui a fait porter le paquet traditionnel contenant une abaya très belle, un ayal et un keffieh. Le keffieh est beaucoup moins fin que celui qu’il m’avait donné il y a cinq ans. L’Amiral en retour lui offre une médaille de la monnaie : Louis XV.

Le jeune Boris embarque et nous appareillons à 4 h 15. Depuis midi le ciel s’est chargé dans le sud et nous sommes baignés d’une humidité très désagréable. Le vent du sud a pris assez frais puis s’est calmé très peu de temps après.

Sur la passerelle, notre fidèle Salama, le pilote, cet homme superbe et jovial. A côté de lui, le patron de boutre que nous avons engagé pour la navigation dans les chenaux.

La lumière est très douce. Le soleil ne fait briller qu’une bande d’argent à l’horizon. Les contours sont très nets. Djeddah est magnifique dans la blancheur éteinte.

Nous lâchons Salama avant d’arriver à la balise de Gaham et nous mettons en route vers Lith où décidemment nous allons mouiller avec l’autorisation de F. Hamja.

J’ai bien regardé ce paysage de Djeddah avant qu’il s’efface. J’emporte de cette ville un souvenir beaucoup plus beau que celui qu’elle m’avait laissé il y a cinq ans. Ce qui prouve, ou que je n’avais pas su voir alors ou que vraiment cette ville et son paysage sont vraiment beaux. Je ne puis m’empêcher de repenser avec émotion à ce lieu d’aboutissement de la vie pour tant de croyants et au sentiment de grand respect qui s’en dégage pour nous chrétiens qui ne savons plus depuis longtemps souffrir pour un tel idéal.

Je ne suis pas le seul à penser ainsi à bord et plusieurs officiers m’ont communiqué spontanément l’émotion qu’ils ont ressentie au contact de cette foi pure, ignorante du respect humain et de la souffrance.

Permettez-moi de revenir à ma jeunesse et ma croisière de la Mer Rouge à bord du Pasteur. Le Pasteur était converti en transport de troupes. Celles-ci embarquées à Mersch-el-Kebir, surtout des Marocains et des Algériens. Le grand évènement à bord était le passage au plus près de la Mecque. Les musulmans étaient excités dans cette attente. Mais si le bâtiment se trouvait au plus près de la Mecque en pleine nuit, ou pendant le repas, par exemple, ce n’était pas possible. D’accord avec les officiers, l’heure officielle était déterminée en fonction des impératifs du bord. Les musulmans étaient heureux, c’est l’intention qui compte.

Nous avons eu très chaud pendant quelques jours, il faisait autour de 50 degrés et nous avions un vent arrière d’environ 50 km/heure et le Pasteur trottait ses 50 km/heures. Du coup pas un souffle d’air. Je m’inquiétais pour les marins travaillant au chaud. Aux cuisines c’était l’enfer. Les cuisiniers en slips, un grand tablier devant pour les protéger un peu de la chaleur dégagée par les grilles chauffées au rouge sur lesquelles cuisaient des pavés de viande pour quinze-cents personnes !

Remonté à l’infirmerie, avec les deux infirmiers nous préparons le matériel qui risquait fort de nous être indispensable. Nous n’avons pas attendu longtemps le premier brancard avec un cuisinier dans les pommes, incapable de parler. Sous le brancard la sueur coulait à flot, continuant à déshydrater mon malade. Transfert sur un lit médical, les porteurs repartent avec le brancard. La perfusion branchée en deux minutes, sérum salé et sucré, plus les médicaments ad hoc.

A peine fini de s’occuper du premier que d’autres malades débarquent dans la salle de soins en face de l’infirmerie. L’aménagement médical du paquebot le plus beau et le plus rapide au monde était remarquable. Avec un chirurgien militaire nous avons opéré une appendicite aigue dans une salle d’opération qui n’avait rien à envier à une salle d’op d’une clinique. Un paquebot est une loge de concierge, tout se sait. Les marins pouvaient compter sur moi, que je connaissais mon boulot. Mais ils m’attendaient au virage. C’était en juin, la mousson battait son plein et m’a réveillé, j’écrasais le matelas. Mon garçon de cabine arrive en me portant une carafe de jus d’oranges glacé. Quel délice ! Je dis à Marech, un breton, que je ne suis pas capable d’aller faire la consultation à l’infirmerie. Je ne peux pas rester debout, ce mal de mer est affreux. « Vous êtes marin, Docteur, vous vous habituerez. Le travail vous attend, vous êtes en retard. » Quel sagouin ce Marech, il savait que le jus d’orange accentue le mal de mer.

Je m’engage dans la coursive en me cramponnant aux barres sur le côté. Pas cramponné on tombe. C’est une grosse tempête de mousson. Devant moi l’extrémité de la coursive n’en finit pas de s’élever, à 45 degrés d’après la “passerelle“. Puis l’avant plonge et l’arrière se soulève, en même temps se produit un roulis de 45 degrés aussi. Le Pasteur roule très bien, au-delà de 45 degrés il coule paraît’ il. Ce bateau a été construit pour la ligne d’Amérique du Sud. La quille est réduite pour remonter la Gironde et la Garonne jusqu’à Bordeaux et le Rio de la Plata jusqu’à Buenos-Aires.

Après avoir remonté cette coursive qui n’en finissait pas, j’arrive à l’infirmerie et aperçois une vingtaine de malades, pas malades du tout, mais curieux de voir si malgré la tempête le toubib est à son poste, si on peut compter sur lui. Je pousse un bonjour messieurs, entre et claque la porte et vomit dans le lavabo. Je m’injecte une ampoule d’atropine et prend le premier malade, qui n’est pas malade, comme les suivants. Entre chaque consultation, un coup de déguelis dans le lavabo.

En conclusion, pardonnez-moi d’être moins idéaliste que mon ami Léon Moron qui ne néglige pourtant pas non plus les toilettes bouchées et le mal de mer.

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