La scène suivante est extraite d’une comédie villageoise publiée en 1856 par l’almanach « Le Messager de la Beauce et du Perche ».
- La dispute entre voisins
Le pére Tientbon (s’adressant à un passant) : Laissez-la piailler, allez c’est sa vie. Une vraie chipie, qui comme l’bois crochu, n’peut corder avec personne ! Elle est vesquée de c’que j’veux pas y céder en quoi que çà soit. C’est pourtant ben naturel ; j’veux pas qu’on m’empiète moi, v’là tout. Aussi, quand a balaye sa turne [maison sale], toujours a met ses ordures conte mon mur ; croyez-vous que c’est ben régalant ?
La mère Têtu : Tu te plains d’çà, t’es pas au bout, pourtant, va ! D’ailleurs, c’est assez bon pour toi ; car faut ben que j’te souffre toi, quand y t’plait d’venir accrocher tes guenilles sus l’manche de ta fourche à fumier, ricle [tout prêt] devant ma croisée, si ben que j’en sais presque à ténébres ! Ah ! Vilain maljambé, tu me paieras les oribus que tu m’obliges à allumer avant la nuitée, va !
Cette comédie illustre les querelles de voisinage qui pouvaient surgir pour des petits riens…. Qui d’entre nous, ici, n’a pas entendu la voix de ses ancêtres ?...
Le Messager de la Beauce et du Perche a paru de 1850 à 1914. Chaque année, cet almanach publiait une à deux comédies villageoises et, si l’on en croit un vieux lecteur, plus que les autres rubriques – le calendrier, les conseils agricoles, la revue de l’année - ce sont elles qui faisaient son succès. Miroirs malicieux de la société rurale, elles faisaient rire nos ancêtres. Ils pouvaient identifier sans peine à l’un des protagonistes de la saynète des habitants du village : voisins en dispute, épouse victime de l’avarice de son mari, vieille femme ne jurant que par les superstitions, instituteur chahuté par ses élèves, jeune fille point jolie mais bien dotée, berger « rouge » et charretier conservateur ou encore paysans montant à la capitale pour voir l’Exposition Universelle de 1889 et son clou : la Tour Eiffel.
Mais les almanachs, faits de mauvais papier et vite usagés, n’ont pas résisté au temps. Cette littérature populaire a donc disparu laissant à l’abandon tout un pan de notre patrimoine. Elle suscite heureusement aujourd’hui l’intérêt grandissant des historiens dont les travaux révèlent l’extraordinaire vitalité du genre du xvie au xixe siècle en France et en Europe [1]. En effet, l’histoire du Messager de 1850 à 1914 est un succès dont attestent ses tirages réguliers à plus de 20 000 exemplaires auprès desquels ceux des journaux contemporains font pâle figure [2].
Pourquoi redonner une seconde vie à ces comédies villageoises ? Invoquons au moins deux raisons. C’est d’abord être assuré de lire ce que nos ancêtres lisaient car les almanachs sont présent dans la majorité des familles et par conséquent nous imprégner de leur univers mental. Secondement, ces histoires sont un témoignage exceptionnel sur la vie des ruraux du xixe siècle par la variété des sujets abordés, par leurs illustrations et par leurs dialogues truculents. Partie intégrante de notre patrimoine populaire, elles méritent aussi, au même titre que les archives, les journaux ou les romans, le statut de document historique. Elles doivent être donc soumises à la critique de l’historien.
La majorité de ces comédies ne sont pas innocentes et elles ont souvent même une visée moralisatrice affichée. C’est que les bouleversements sociaux du XIX siècle, urbanisation en tête, justifient un rappel de sages préceptes à des lecteurs qui pourraient être « entraînés dans la sphère tumultueuse du progrès. Le Messager a ses thèmes de prédilection - l’humilité, l’harmonie familiale, l’ardeur au travail, l’ordre, le respect de la religion, de la hiérarchie - et ses lieux de perdition tels le cabaret, « écueil de la vertu, séjour de pestilence et de vice » et la ville, synonyme « d’égarement, de désordre.
Notre almanach qui prétend ne pas s’occuper « ni de politique, ni des questions de nature à passionner les esprits » cède cependant aux controverses dès lors que ses convictions religieuses et politiques sont en jeu. Dans une comédie, il se moque des théories de Darwin et conclut : « La vraie science est religieuse. Elle reconnaît l’existence et la nécessité d’un Dieu créateur ». Dans une autre publiée en 1850, le berger « rouge » qui veut tout prendre à son maître est ramené à la raison par Jacques, le loyal charretier auquel Le Messager prête des accents très conservateurs. Ecoutons-les :
Jacques (parlant au berger François) : Occupe-toi ren que d’tes berbis, et n’te garmante (occupe) point d’politique. Laissons aux riches l’bien qu’eux ou leux père ont gagné, et tâchons en trévaillant ben à point d’amasser qu’q’sous pour quand que j’srons pus bons à ren.
François : « Je n’sais pas comment q’j’ai été assez bête pour me laisser entortiller par un tas de faignants qui gardons toujours une dent à ceux qui se conduisant ben et qu’amassont du bien, Merci Jacques, merci ben des fois d’tes avis ; j’te promets d’les sieuvre d’mon mieux. Et pour preuve, si çà t’va, j’allons, avant d’rentrer à la farme, j’ter un coup d’pied chez nout’bon curé, pour y é dire q’si qu’q’espèce de rouge et de communisse v’naint l’tourmenter à qu’q’jour, y n’a qu’à nous faire signe ; j’sons bons là. »
Se replonger dans ces comédies villageoises, c’est pour le lecteur et le généalogiste d’aujourd’hui retrouver une approche de la vie rurale, je dirai même une saveur, qui est sans équivalent dans les sources habituellement utilisées par les historiens. Ne boudons pas notre plaisir.
Cet article reprend des éléments du chapitre I consacré à l’histoire du Messager de la Beauce et du Perche et des extraits des chapitres II et VII du livre « En Beauce et en Perche, nos ancêtres dans tous leurs états » d’Alain Denizet. Editions CPE.
Le livre peut être commandé directement à l’auteur. Dédicace sur demande. Envoi dès réception d’un chèque de 25 euros (22 euros + 3 euros de port)
Alain Denizet, 1 rue de l’enfer, Muzy 27650 alain.denizet chez wanadoo.fr