Dans ces conditions, comment moi, infortuné addict à explorer ma généalogie, aurais-je pu meubler les interminables heures de mon insupportable confinement ?
En ce temps-là, les seules armes des chercheurs de leurs racines étaient leur voiture (ou le train) pour rejoindre les salles studieuses des archives départementales et un appareil photo (rarement numérique) pour engranger les documents…
Alléluia !... Aujourd’hui, de notre fauteuil de reclus involontaire, nous avons accès aux actes d’état-civil mis en ligne par la quasi-totalité des Archives départementales (du moins jusqu’au début du siècle dernier ).
Alléluia !... Aujourd’hui Généanet, Filae et consors nous ouvrent le champ inestimable des interconnexions entre des milliards d’individus juchés sur les branches de centaines de milliers d’arbres généalogiques et nous offrent de multiples opportunités du partage et de l’entraide avec d’autres accros en quête (et en enquêtes) de leurs origines.
Mais Genéanet doit être manié avec tact et modération…
L’immense succès de Généanet prouve à l’évidence que son concept est une idée géniale ; mais c’est un outil qu’il importe d’apprivoiser et de manipuler avec respect et circonspection car l’efficience du système repose de facto sur deux piliers : le sérieux des arbres déposés et l’esprit critique des visiteurs avant qu’ils ne deviennent à leur tour des dépositaires.
La masse cumulée des travaux individuels des contributeurs de Généanet (dépouillement, traduction, analyse, synthèse, saisie …) est colossale ; si colossale même qu’il est inconcevable que l’intégralité des contenus des arbres publiés soit indemne de toute d’erreur car errare humanum est …
Mais la désinvolture et l’absence d’esprit critique multiplient inexorablement la présence de données fallacieuses qui sont sources de contamination pour d’autres arbres.
Deux mécanismes sont particulièrement pervers :
• Le premier, que nous pourrions baptiser « syndrome de la cuisse de Jupiter » conduit à des erreurs intentionnelles ; mais il sévit de manière sporadique et son degré de nuisance reste donc relativement modéré.
Celui qui en est atteint est persuadé qu’il est issu d’un illustrissime aïeul et il n’hésite pas à détourner quelque peu le sens du contenu des archives pour officialiser son obsession d’être de très haut lignage.
À défaut de Charlemagne nombre de ces généalopathes se réfugient dans un cousinage douteux avec des célébrités plus modernes ; cette déviance est, hélas, encouragée par l’existence de Généastar… [1].
• Le second pourrait être qualifié de « syndrome du supermarché » ;
Dans cette occurrence l’erreur n’est pas commise de propos délibéré, mais « empruntée » à une autre source sans vérification : certains consultants de Généanet se comportent en consommateurs compulsifs et n’y voient qu’un magasin de prêt à porter où l’on vient faire son marché à la va-vite pour se livrer ensuite à des copier-coller bien hasardeux ; il s’agit le plus souvent de néophytes, mais pas seulement …
L’erreur initiale de la chaine de contamination était fortuite, résultant soit d’une mauvaise lecture et/ou interprétation de la source primaire, soit d’une bourde dans la saisie des données extraites ; mais la copie servile et irréfléchie en démultiplie le pouvoir délétère.
Yaka, Fokon…
Yaka vérifier les données, Fokon soit sérieux dans leur intégration dans notre arbre … Mon discours ne dévoile vraiment pas un scoop ; ce n’est là qu’un très banal constat et même un truisme ; mais je conçois qu’à la lecture de mes propos mes lecteur s’interrogent : pour qui se prend ce donneur de leçons ? Qu’est-ce qui l’autorise à se comporter en expert autoproclamé ? Je crains même que les plus choqués d’entre eux n’aillent se plonger dans l’exégèse de mon arbre et n’y dénichent mes propres incohérences pour me les mettre sous le nez...
Rassurez-vous, je ne suis qu’un simple dilettante, un amateur lambda qui a déniché fortuitement un étonnant exemple de dysfonctionnement dans l’usage de Généanet et qui juge utile de le partager dans la Gazette.
Je vais donc vous conter la mésaventure généalogique advenue post mortem à Ursule ; mais au préalable il me faut vous exposer mes propres déboires avec sa fille Barbara.
BARBARA
1- Oh Barbara, quelle connerie la guerre ! Jacques Prévert -
Aux archives départementales l’état-civil ancien de Friesenheim, le village de mes ancêtres, est très fragmentaire, la faute en incombe aux vicissitudes des guerres… : B 1759-1792 ; M 1751-1792 ; S 1772-1790 et BMS 1788-1790 en sont les seuls vestiges anciens figurant sur internet.
J’ai remonté mon ascendance sans difficulté jusqu’à Jean BAUMGARTH (vers 1736 à ? – 15/12/1811 Friesenheim) ( je le nommerai Jean 2 pour simplifier ) ; au-delà les choses se compliquent du fait des carences : pas d’acte de naissance, pas d’acte de mariage…
Un faisceau convergent d’arguments montre que son père était Jean BAUMGARTH (vers 1700 à ? - 6/12/1764 Friesenheim), même si aucun acte ne vient formellement l’attester (nous l’appellerons Jean 1).
La Barbara de mon histoire était l’épouse de Jean 1 ; ce qui fait d’elle une bonne candidate au titre de mère de mon aïeul Jean 2. D’où l’intérêt que je lui porte depuis longtemps.
Le lien potentiel entre Jean 2 (mon aïeul dûment estampillé), Jean 1 (son quasi certain père) et Barbara n’est évoqué qu’en catimini dans les actes de baptême de deux enfants de Friesenheim (Thérèse Alwatter 23/2/1759 et Françoise Ehrard 19/6/1760) : Jean 2 qui est leur parrain y est ainsi qualifié : « … patrinus est Joannis Baumgarth filius Joannis Baumgarth agricola et Barbara Schneiderin conjugum in Zelsenheim… ».
- Baptême de Thérèse Alwatter 23/2/1759 Friesenheim
C’est là l’un des arguments qui suggère très fortement que Jean 1 est le père de Jean 2 ; mais la maternité de Barbara reste incertaine : mère nourricière assurément, mais mère biologique ? L’analyse des données d’une autre source, pourtant très sérieuse et fort bien documentée conforte mes doutes.
2- Une autre source d’envergure, mais …
La section généalogie de la Société d’histoire des quatre cantons [2] s’efforce de palier les lacunes de l’état-civil en dépouillant d’autres sources et en publiant ses travaux sous la forme de « livre des familles de … » en un ou plusieurs tomes pour chacune des 40 communes [3].
Jean 1 et Barbara figurent bien sûr dans les 2 tomes consacrés à Friesenheim et ils y sont désignés comme les géniteurs de Jean 2 … Mais…
Mais leurs fiches racontent que Jean 1 s’est marié à une date inconnue avec Barbara Schneider veuve de Frédéric Portensiegler (décédé le 1/2/1738) et mère de 2 enfants nés vers 1730 et 1732…
Or Jean 2 y est noté « né vers 1736 » [4] et 1736, c’est deux ans avant le décès du premier époux en 1738 …
Certes « né vers … » est déduit de son âge sur son acte de décès et cela laisse une incertitude possible de quelques années ; mais …
* Mais il y a l’analyse des grossesses de Barbara …
Elle a eu deux enfants avant son mariage avec Jean 1 et cinq autres enfants avec lui en 1742, 1743, 1744, 1746 (tous décédés en bas âge) et en 1750 ( mort-né ) ; sa fertilité était donc patente et la régularité de quasi métronome des 4 grossesses suivantes tranche singulièrement avec les 6 ans d’écart stériles depuis l’année de naissance calculée de Jean 2.
* Mais il y a l’existence d’un Jacques Baumgarth…
Le Livre des familles de Friesenheim nous apprend qu’à cette époque le village ne comptait pas deux Baumgarth, mais trois : un Jacques Baumgarth né « vers 1734 ».
Les trois seuls porteurs d’un même patronyme très rare que l’on ne retrouve pas ailleurs dans les 4 cantons (et même bien au-delà) et qui vivent tous à Zelsenheim minuscule hameau de Friesenheim comptant une centaine d’âmes sont forcément très étroitement apparentés.
Né « vers 1734… », même si aucun acte ne vient le confirmer et même si le livre des familles est muet sur cette éventualité, ce Jacques Baumgarth pourrait bien être fils de Jean 1 et frère de Jean 2 …
Or ce Jacques figure dans un acte de naissance qui est tout à fait hors normes :
- Baptême de Marie Catherine BAUMGARTH 26/4/1760 Friesenheim
Deux détails rendent cet acte remarquablement inhabituel :
• le nom de la mère n’y est pas mentionné,
• celui du père a été extorqué à la parturiente par la sage-femme pendant les douleurs de l’accouchement !
Ce père, qui est évidemment absent, est … notre Jacques Baumgarth.
Mais le texte nous dévoile en plus une précision inattendue qui mérite toute notre attention : Jacques, le vil suborneur [5], est dit originaire de Masmunster en Sundgau (= Masevaux). Ce détail a-t-il aussi été extorqué à la mère par la sage-femme ou plus probablement était-il de notoriété publique que les Baumgarth venaient de cette région ?
Résumons-nous : Jacques né vers 1734 loin de Friesenheim, Barbara veuve en 1738, mais Jean 2 né vers 1736, puis un écart stérile de 6 ans suivi d’une quadruple fertilité de rythme quasi annuel... cela n’est pas cohérent sauf si Jean 2 n’est pas le fils biologique de Barbara : Jean 1, veuf, serait venu de la région de Masevaux avec ses deux fils Jacques et Jean 2 et aurait épousé la veuve Barbara entre 1738 et 1742.
Barbara est-elle mon aïeule ? L’affaire est donc bien douteuse, mais cependant pas tout à fait impossible ; il serait donc logique qu’en attendant une éventuelle nouvelle donnée, je la relègue dans mon arbre au rang de mère nourricière, mais elle y est depuis si longtemps que je vais tergiverser en attendant d’aller fouiner dans les autres sources utilisées par les rédacteurs du livre des familles.
Venons-en maintenant à Ursule :
URSULE
En attendant cette opportunité et pour meubler mon confinement, je décidai de me plonger dans l’ascendance de Barbara ; le Livre des familles de Friesenheim me livra leurs noms : Ursule HERTZOG née vers 1685 et Ursus SCHNEIDER né vers 1680.
La consultation de Généanet me fournit 5 arbres pour le couple et 2 autres pour la seule Ursule sans Ursus.
L’ensemble affiche des données cohérentes entre elles et son exégèse attribue deux époux et 4 enfants à Ursule :
1- Ursus Schneider vers 1680 - d’où Barbara née en 1703 et Anne-Marie née en 1712.
2- André Simon vers 1680 - d’où Joseph né en 1710 et Madeleine née en 1714.
Il n’y a aucune divergence entre les arbres même si certains ignorent l’existence de quelques uns de ces 6 personnages ; néanmoins deux détails me rendent fort perplexe et très dubitatif.
« Y a quelque chose qui cloche là-dedans… » Boris Vian, la java des bombes atomiques
* Le premier hic est l’alternance des patronymes des enfants : Barbara Schneider née en 1703 est suivie de Joseph Simon en 1710, Anne Marie Schneider lui succède en 1712 et enfin Madeleine Simon ferme le ban en 1714.
Cela défie la logique et je doute fort que, trois siècles avant nos mœurs élastiques, Ursule ait pratiqué l’union libre et alternative…
Non, Ursule a bien été deux fois mariée et comme Barbara était Schneider Ursus a eu la préséance.
* La seconde anomalie est patente : Madeleine Simon, la plus jeune des quatre enfants, est née du second mari quatorze ans avant le décès du premier conjoint…
Il est inutile d’évoquer un divorce puisqu’il faudra encore attendre plus d’un siècle pour qu’il soit temporairement institué.
« Bizarre, bizarre, vous avez dit bizarre … », car de facto cela ne peut qu’induire une conclusion absurde : Ursule était bigame !!!
Mais je n’étais pas au bout de mon ahurissement car dans deux des arbres, j’ai trouvé un événement encore plus sidérant à propos de deux des enfants d’Ursule : Anne-Marie Schneider la N°3 a épousé Joseph Simon le N°2 !!!
Ursule bigame et mère d’une fille qui a épousé son demi-frère lui aussi fils d’Ursule !!!
C’est totalement aberrant et évidemment impossible.
Voilà un bel imbroglio à résoudre digne des lecteurs de la Gazette.
Je vous propose de faire une pause dans mon récit et de faire appel à votre sagacité pour mettre de l’ordre et de la logique dans ce pataquès.
Je vous présenterai ma solution (mais est-ce la bonne ?) dans une courte suite ultérieure.
À suivre …