Tournus, mars 94
La nuit touchait à sa fin, et déjà, à travers les rideaux, on pouvait apercevoir les premières lueurs de l’aube, qui formaient une sorte de halo au toit de la maison d’en face.
Encore endormi, mais déjà dans cette phase étrange qui précède le réveil, l’homme s’étira sur sa couche, et se mit sur le dos. Il éprouva un inconscient besoin de se rapprocher de sa compagne qui dormait paisiblement, et quand il sentit, avec un secret plaisir, la rondeur de sa cuisse enfoncée dans le creux de sa hanche, parut se rendormir profondément.
Il n’en était rien, car il perçut distinctement le bruit crescendo d’un moteur de péniche qui remontait la Saône. Il entendit vaguement le voisin fermer la porte de son garage, et sut qu’il partait à la pêche.
Ce phénomène de lent réveil se produisait chaque matin depuis qu’il avait pris sa retraite, et n’était plus contraint par l’obligation d’un lever rapide. Il avait remarqué que dans cet état de demi conscience, il rêvait souvent intensément.
Les images se présentaient à lui, non pas de manière cinématographique, mais un peu comme dans une régie de télévision, simultanément, et sans liens apparents. Sans qu’il puisse agir sur lui, c’était son esprit qui classait, ordonnait les images, et comble de l’étrange, posait des questions qu’il retrouvait, toujours non résolues, à son réveil complet.
C’est ainsi que ce jour là, et pour la millième fois, sans doute, il revécut en accéléré, les moments surprenants et terribles à la fois, qui avaient jadis modifié le cours de son existence.
Ce qui était sûr, c’est qu’ils s’étaient donnés rendez-vous place de la gare, à l’arrêt du Tramway B, qui, par le pont supérieur et la rue Pierre Legrand, devait les déposer au terminus, face à l’ancien cinéma Leleu.
Ce devait être un samedi ? ... C’était un samedi, puisque lui-même était enseignant, et que la sortie pédestre ne devait pas excéder une vingtaine de kilomètres.
C’eût été quatre ans auparavant, ils ne seraient pas partis sans entrer au “Pélican” pour manger quelques frites savoureuses, et se régaler d’un bon “demi”. Mais aujourd’hui, la place avait perdu l’aspect joyeux et populaire d’antan, et les échoppes des marchands de frites avaient depuis longtemps été désaffectées. L’endroit était presque sinistre, et ils montèrent dans le premier tram qui se présenta.
Rue Pierre Legrand, il remarqua que la “Maison du Rideau” n’avait toujours pas été reconstruite, et qu’à sa place, il n’y avait que de grands étais de bois qui soutenaient les maisons voisines.
Quatre ans auparavant, pendant la drôle de guerre, un Hurricane anglais, touché par la chasse allemande, s’y était écrasé avec son pilote. On en avait un peu parlé, mais cela avait été vite occulté, pour ne pas affoler la population.
Quelques semaines plus tard, c’est au milieu de la foule des réfugiés belges fuyant l’invasion, que l’image de cette maison détruite, s’était gravée dans son esprit.
Il était déjà tard quand ils passèrent la barrière d’Hellemmes. Il faisait un temps gris et froid des printemps du Nord, mais, bien équipés, ils attaquèrent la grand-route déserte d’un pas assuré, devisant et chantant parfois : ...je vais par le monde emportant ma joie... mon cœur ne connaît pas la haine...
Il sentit soudain que sa compagne s’écartait de lui pour rejoindre sa propre rivière dans le grand lit conjugal. Elle était prise d’un de ces accès de transpiration, presque journaliers, que l’âge impose, paraît-il, aux femmes...
La silhouette de son corps se découpait pour lui dans le rectangle opalescent de la fenêtre, et il se réjouit brièvement de constater qu’il la désirait toujours autant. Il l’avait rencontrée peu de temps après les évènement qu’il revoyait en rêve, et tant d’années s’étaient écoulées...
Il s’approcha lentement, et baisa tendrement la saignée douillette du coude droit légèrement replié. N’ayant pas perçu de réaction, il se retourna vers le côté sombre de la chambre, et chercha à reprendre le cours interrompu de son rêve
Ils marchaient depuis une heure environ, avaient dépassé le chemin d’Annappes et le bourg aux maisons de briques brunes.
La nuit venant, ils avaient obliqué vers le nord, par des chemins de champs, traversé la voie de chemin de fer, en direction des seuls bouquets de peupliers qui égayaient cette plaine immense. Pressés par l’obscurité, ils s’engagèrent dans un petit chemin charretier, et trois cents mètres plus loin, aperçurent un emplacement acceptable pour installer les deux canadiennes, au milieu des peupliers et parmi les buissons que le printemps n’avait pas encore garnis de feuilles.
Les deux tentes furent rapidement montées, et la fraîcheur brumeuse qui tombait les fit s’entasser dans la plus grande, celle de deux mètres à abside, qui possédait un double toit.
Il n’était pas question d’allumer du feu, et c’est avec du “méta” que l’on fit chauffer le lait qu’une des filles avait apporté, et dans lequel on précipita les denrées diverses qui devaient constituer le “béton” : biscuits vitaminés, farine de maïs, tapioca, sucre de raisin, ersatz de cacao...
C’est maintenant presque éveillé qu’il tenta de se souvenir de cette liste d’ingrédients. Avec amusement, il se remémorait comment s ‘était établie cette coutume née du rationnement : La course aux denrées alimentaires était, depuis quatre ans, permanente, et chacun résolvait individuellement, mais toujours insuffisamment le problème.
Ainsi à chaque sortie camping, on mettait en commun tout ce qui avait pu être distrait de la ration quotidienne, et le repas était constitué par cette bouillie infâme, mais après tout, nourrissante.
Cette pratique s’était répandue spontanément, et le “béton” resta longtemps encore après la guerre, le festin rituel des Auberges de Jeunesse.
C’est ainsi que débuta pour eux cette veillée du premier avril, dimanche des Rameaux 1944. Trois garçons, deux filles, dix-neuf et vingt ans, entassés dans la même petite tente, autant pour se réchauffer, que pour jouir de l’amitié et de la fraternité. La guerre, les bombardements semblaient loin, et la veillée s ‘écoulait en rires, chansons et souvenirs, de poèmes idéalistes en airs d’harmonica.
En ce matin d’avril 1994, les yeux grands ouverts fixant un point situé bien au delà du plafond de sa chambre bourguignonne, il cherchait à se rappeler les visages de ces compagnons, qu’après cette nuit là, il n’avait jamais revus. Porthos, Aramis, Mickey, Bougeotte... autant de surnoms, qu’il ne pouvait même plus rattacher à un nom familier
Il songeait aussi à la sorte d’incongruité qu’il y avait à ce qu’ils se fussent trouvés là, heureux et presque insouciants, alors qu’autour d’eux la guerre était partout présente... lui-même n’était-il pas alors, membre d’un réseau clandestin, et porteur de papiers falsifiés ?
Aujourd’hui encore cela lui apparaissait comme une anomalie gênante, mais c’était ainsi, et aucune explication ne pourrait changer ces faits troublants : Ils campaient, comme aux meilleurs temps des premiers congés payés...
Dans l’animation de cette joyeuse soirée, nul n’avait prêté attention à deux sourdes détonations qui avaient retenti dans le lointain brumeux. Pas plus qu’ils n’avaient remarqué le passage d’un train, roulant sans doute au ralenti, pour s’arrêter à quelques huit ou neuf cents mètres de leur camp.
Ils en étaient presque à s’endormir, serrés les uns contre les autres, quand retentit le premier coup de feu, bientôt suivi d’autres, à intervalles irréguliers mais parfois très longs, d’un silence pesant.
Lors d’une interruption un peu plus longue, Marco émit l’hypothèse qu’il s’agissait de braconniers qui tiraient des lapins, qu’ils iraient vendre ensuite au marché noir dans les faubourgs de Lille. _Bien qu’il n’y crût pas, l’explication parut plausible et calma l’inquiétude des filles qui sombrèrent peu après dans le sommeil, cependant que des coups de feu continuaient à résonner dans la campagne, parfois plus éloignés semblait-il, moins espacés, mais toujours irréguliers.
D’où ils étaient, cela ressemblait au tir aux pipes, à la ducasse d’Hellemmes... Enfin, du temps où y avaient des ducasses...
Dans le silence, troublé seulement par ces claquements erratiques, ils avaient perdu la notion du temps, et ils n’auraient pu dire depuis combien de temps cette fusillade durait. Rien que cette fusillade, pas d’autres bruits, qui auraient pu les renseigner.. .Une seule fois, il avait cru percevoir le staccato caractéristique d’un pistolet mitrailleur, mais ce n’était peut-être qu’une impression...
L’horreur étant inimaginable, les garçons avaient fini par se convaincre qu’il devait s’agir de manœuvres de nuit de l’armée allemande. Plusieurs fois, dans un chuchotement, Marco et lui s’étaient demandés s’il ne serait pas plus prudent de plier le camp, et de déguerpir en vitesse ? .., mais l’abri du petit bois leur avait vite semblé plus sûr, et il ne restait qu’à espérer que les déplacements de troupe, s’il y avait, éviteraient la traversée des buissons serrés où ils avaient eu la bonne idée de s’installer...
Quand les coups de feu cessèrent, et qu’un silence glacial s’installa sur la campagne environnante, ils finirent par s’assoupir, sans plus d’inquiétude...
Ils ne pouvaient savoir, ni même pressentir, ou imaginer, qu’à huit cent mètres de là, l’enfer s’était déchaîné. hommes enfants vieillards... arrachés brutalement à leur sommeil paisible, mouraient ou agonisaient sur le ballast de cette voie de chemin de fer, qu’ils avaient eux mêmes traversée quelques heures auparavant... Martyrisés et massacrés par d’autres hommes au regard froid, jeunes comme eux, mais entraînés au meurtre...
Ils ne surent rien de tout cela, et l’aube vint vite, qui les vit s’ébrouer dans la gelée blanche. Ils n’eurent pas le temps de faire chauffer le succédané de café, car un paysan qu’ils n’avaient pas vu venir, les interpella timidement en les priant de déguerpir, propriété privée oblige !
Etait-il au courant des événements de la nuit ? Toujours est-il qu’il était resté prudemment à une vingtaine de mètres, à la vue des trois gaillards, équipés comme militaires en campagne. Après cinq minutes de palabres sur un ton aigre-doux, ils avaient plié les tentes, et sac au dos, avaient quitté le petit bois d’un pas vif.
Ils allaient reprendre la route d’Ascq, quand un groupe de femmes, l’air affolé, qui semblaient en revenir, les en dissuada : Il y avait des allemands partout... il s’était passé des choses.., on ne savait pas bien... mais leur allure et leur tenue les feraient certainement arrêter comme suspects...
Elles-mêmes avaient abordé avec méfiance ces cinq silhouettes sorties du brouillard, et venant d’on ne sait où...
Ils revinrent alors en direction de Forest, puis obliquant à gauche, suivant fossés et sentiers de champs, prirent le chemin du retour. Ils passèrent non loin des bâtiments d’une grande ferme, puis contournant le bois de Montalembert s’engagèrent sur le “chemin vert”. C’était une grande allée, perpendiculaire à la lisière du bois, bordée de peupliers et d’un large fossé, où enfant, il venait pêcher des épinoches, des œufs de grenouille ou de salamandre pour les faire éclore dans des bocaux, qu’il emportait ensuite à l’école Jean Jaurès...
Ils mirent là très longtemps, pour réunir quelques brindilles sèches et allumer un petit feu qui leur permit de se réchauffer d’une boisson chaude d’orge grillée.
C’est à la douane de Fives, qu’ils prirent conscience de la tragédie dont ils avaient été les témoins auditifs, sans jamais en deviner la trame. Des side-cars de la Feldgendarmerie circulaient sur la grand-route, des groupes se formaient dans les encoignures de portes, et les récits du massacre sanglant de la nuit se transmettaient des uns aux autres, toujours plus atroces.
Dans l’état de demi conscience où il se trouvait, il nota que, de manière surprenante, toutes ces images, tous ces souvenirs, se présentaient à lui de manière instantanée, parfois comme en surimpression, comme dans un grand kaléidoscope.
La notion de temps ou de chronologie, était totalement absente de cette représentation mentale.
La lumière du ciel s’était à peine colorée, et il entendit encore le ronronnement assourdi du moteur de la péniche, dans le lointain, en direction de Chalon. Son rêve n’avait donc duré que quelques minutes, voire quelques secondes.
C’était sans doute ainsi, que d’aucuns pouvaient prétendre avoir revu toute leur vie en quelques minutes ? En tout cas c’est de cette manière qu’il se remémora tout ce qui avait découlé pour lui de cette nuit de meurtre insensée :
Plus que la peur rétrospective, c’est une sorte de rage impuissante qui l’avait saisi, mêlée à une sorte de honte, d’être encore là, vivant, après être passé, dans l’inconscience, si près du malheur de ses frères...
Il avait quitté ses amis, sans un adieu et c’est sur le chemin de sa petite chambre du quartier St Sauveur que le changement s’était opéré en lui...
Depuis quatre ans, il avait souvent côtoyé la tragédie et la mort. de l’exode affreux stoppé devant Amiens à leur refoulement sur Dunkerque, dans la débâcle... des exécutions d’otages à la recherche de corps broyés de parents et d’amis sous les décombres de son quartier détruit à Hellemmes, la fuite devant le STO et même le séjour d’un an dans un maquis des Hautes Alpes, la “Chaîne”... il avait vécu tout cela comme à l’abri d’un incontournable écran de jeunesse et de soif de vivre...
Des millions d’êtres humains avaient déjà disparu dans une tourmente dont les dimensions et l’enjeu échappaient à son entendement d’adolescent...
Et voilà qu’il sentait que cette adolescence le quittait, et que sorti de cette chrysalide protectrice, il fallait qu’il devienne partie prenante dans l’immense conflit. Menu grain de sable sans doute, mais après tout, de même densité que chacun des assassins de la nuit, probablement de son âge, et qu’il allait falloir maintenant affronter.
Ce qui avait suivi ne fut que la conséquence de cette prise de conscience soudaine : ...la traversée aventureuse de la France. à nouveau le maquis en Bourgogne du sud... la libération... l’Alsace, la Forêt noire... et la victoire enfin...
Entre temps, la rencontre et l’amour. La paix revenue il s’était établi définitivement au sein de cette Bourgogne rubiconde qui l’avait accueilli au lendemain de sa métamorphose...
Son rêve fini le vieil homme était assis sur le bord du lit, légèrement courbé, les coudes sur les genoux, le regard fixant sans les voir les dessins abstraits inscrits dans la moquette. Il lui fallait généralement une bonne vingtaine de minutes dans cette position, avant de sentir à nouveau la vie reprendre possession de son corps.
Huit heures avaient sonné au clocher de l’Abbaye romane, et le soleil avait émergé, inondant la chambre de sa lumière jaune paille.
Sa "petite copine“, comme il l’appelait, s’était éveillée, elle aussi, sans qu’il s’en aperçoive, et le salua comme à l’accoutumée d’un très doux :
- “bonjour Papy”,
puis la réponse tardant à venir :
- Ohé !, Papy ? je suis là... à quoi rêves-tu ?
Encore perdu dans ses pensées, il s’entendit lui répondre d’un ton égal :
- Bonjour Mamie, je pense toujours à la nuit des Rameaux... et je ne suis jamais retourné à Ascq...
VILLENEUVE d’ASCQ : l’homme était assis dans l’herbe, au sommet d’un petit tertre dominant le lac du Héron, à quelques centaines de mètres de la grande ferme, devenue musée...
Sans la végétation nouvelle, disposée avec art par l’urbaniste, il aurait pu apercevoir, au delà du nouveau quartier de Brigodes, le passage à niveau et le tertre du massacre.
Sur la gauche, il pouvait voir les frondaisons des premiers bois de Forest, où ils avaient campé...
Au sud, au nord, la ville nouvelle s’étendait, immense et tentaculaire, d’où lui parvenait une quantité de bruits, non identifiables.
Là-bas, au delà de la butte de Quicampoix, par-dessus ce qui avait été le chemin vert, l’autoroute canalisait ses milliers de véhicules, dont un léger vent d’ouest lui apportait le bruissement continu, pareil à celui des vagues sur les grandes plages de la mer du Nord.
Tous ces bruits de la vie semblaient vouloir s’opposer au souvenir du silence glacial qui s’était abattu sur la grande plaine vide, cinquante ans auparavant.
Il s’attarda longuement à évoquer ceux qui, injustement, n’avaient pas connu cette aube des Rameaux, mais qui, d’une certaine manière, par leur sacrifice, l’avaient éveillé à sa dignité d’homme, libre.
C’était un matin d’automne, ensoleillé et très doux.
Il sortit de sa poche un petit nécessaire à croquis qui ne le quittait jamais, et se mit à écrire...
Villeneuve d’Ascq - Tournus - mars 94
Recomposé à Tournus - déc.2005 pour Histoire.généalogie.com
Jacques Auguste Colin
- La Nuit des Rameaux
- J.A.Colin:Composition sur carte grattage 18x24 par l’auteur- 1975 (copyright)
A VILLENEUVE d’ASCQ, un mémorial entretient le souvenir des innocents sacrifiés sur le talus de la voie de chemin de fer : c’est le “Tertre du Massacre”.