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La Grande Guerre et les Morel de Lavoine : correspondance familiale et témoignage historique

2e épisode : « Tu ne croirai jamais combien je suis heureux quand je reçois vos lettres. »

Le vendredi 18 octobre 2024, par Jean Magnier

Pour lire le 1er épisode
La guerre ouverte, certes ce sont les hommes, fils, frères, maris, fiancés, qui vont « trinquer » et durement, mais du jour au lendemain, brutalement, les femmes et les enfants, privés de soutien et souvent de ressources, vont devoir faire face aux exigences du quotidien.
Tous, hommes, femmes et enfants, seront blessés par la déchirure du cercle familial.
Un lien ténu subsiste : le courrier, lien fragile, porteur d’une charge émotionnelle si forte qu’il prend alors une valeur extrême.

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En uniforme du 98e RI
Gaspard Morel est incorporé au 98e régiment d’infanterie à compter du 13 novembre 1894 pour faire son service militaire. Il a 41 ans, lorsqu’il est rappelé, mobilisé et affecté au 104è Régiment d’Infanterie Territoriale, le 29/09/1914.

« Tu ne croirai jamais combien je suis heureux quand je reçois vos lettres. »

Si les lettres des Poilus ont fait l’objet de multiples publications - marques de respect et reconnaissance - la parole des femmes à l’arrière est beaucoup moins souvent relayée. Par chance, quelques écrits de Claudia et Célina nous sont offerts.

Les affres du front, les inquiétudes de l’arrière laissent large place aux manifestations d’affection, aux craintes pour l’autre, mais aussi aux préoccupations triviales.
Les témoignages de fraternité d’armes et ceux de solidarité des femmes à l’arrière n’évitent pas l’évocation de quelques mésententes. Surgissent aussi, inattendus, des éclairs de poésie ou traits d’humour revendiqués !

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Enveloppe écrite en 1915
Claudia rechigne à militariser son mari !

Encore faut-il que les correspondants maîtrisent suffisamment l’écriture. Le plein effet des lois de Jules Ferry [1] n’est pas encore enregistré. Le recours à un « instruit » s’avère parfois indispensable, l’intime est alors bafoué.

Si le patois vernaculaire est omniprésent à Lavoine, tout comme Gaspard, son épouse et sa fille maîtrisent très convenablement l’écriture du français. Les quelques fautes lexicales ou grammaticales n’affaiblissent pas leurs propos.
Bien que les quatre frères Morel aient été répertoriés au moment de leur conscription comme ayant le même niveau 3 d’instruction [2], les plus jeunes ne manifestent pas la même aisance d’écriture que Gaspard, leur aîné.
Claudi avoue même ses difficultés :

« je n’est crit pas cante je veux comme tu xest que je ne xest pas écrire »

L’État et ses services civils et militaires vont, peu à peu, mettre en place une distribution efficace du courrier, mais les brusques changements de poste et les déluges de feu qui n’épargnent pas les vaguemestres en premières lignes, compromettent nécessairement la régularité des livraisons.

Tout retard est vécu douloureusement :
« votre lettre qui a mis 11 jours pour venir »
« Voila la 4e lettre que je vous envois sans avoir reçu de vos nouvelles le temps me dure beaucoup »

Toutes les lettres de Gaspard commencent par l’une de ces formules :
« Chère femme et chère fille » ou « Chère petite femme et fille » « Chères petites amies »
« Deux petits mots pour vous donner de mes nouvelles qui sont toujours bonnes pour le moment et je désire de tout cœur que ma lettre vous trouve de même. »
« Je vous envoie deux mots pour vous dire que je suis en bonne santé pour le moment et je désire que vous en soyez de même. »

Invariablement, les marques d’affection réitérées clôturent l’envoi :
« Je termine en vous embrassant mille et mille fois bien fort. »
« Votre bien dévoué mari et papa pour la vie », « votre cher mari et papa qui vous aime et pense à vous mille fois par jour »

Abandonnant toute familiarité, il signe invariablement d’un officiel « Morel Gaspard ».

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Signature de Gaspard Morel

Au feu, la rédaction ne peut se faire que la nuit, les doigts sales et engourdis, à la lueur d’une bougie, littéralement terré dans un trou, un gourbi, trop souvent envahi par la boue :
« un trou que nous creusons sous terre »

Il a fallu se procurer une planche pour l’appui, une bougie, des allumettes ou luxe, un briquet, mais aussi du papier, un crayon, des enveloppes, toutes denrées plus que rares et fragiles, introuvables dans les villages dévastés :

« Chères petites excusé moi si ma lettre est un peu brulé c’est que ma bougie finissait et je suis bien ennuyé je ne sai pas quand je pourrai en avoir »
« tout ce qu’il me manque c’est un briquet »
« je suis bien embarrassé pour le papier surtout pour les enveloppes »

Claudia et Célina sont au centre des échanges de la dense correspondance familiale. La jeune adolescente est reconnue par son père comme une interlocutrice à part entière :
"Je m’empresse de répondre à ton aimable lettre qui m’a fait tant plaisir de voir que c’était toi qui l’avais faite toute seule"

La santé est au premier rang des thèmes abordés. Chaque lettre s’ouvre rituellement sur une déclaration et un souhait :
« Je vous envoie deux mots pour vous dire que je suis en bonne santé pour le moment et je désire que vous en soyez de même. »
« Ce que je vous recommande c’est de vous bien soigner »

L’éloignement décuple l’inquiétude lorsque la maladie est annoncée ou seulement suspectée : « vous êtes malades et vous me le cacher »

La situation militaire sera toujours évoquée sobrement, la censure est redoutée :
« il m’est impossible de te dire ou je suis »
« Pour quand à moi j’aurais bien des choses a vous raconter que je ne peux pas mettre sur ce papier »

« cher belle seur nous some pas dan une bonne sitiasoin pour le moment je ne peux pas te dire notre sitiasoin sa pourint te faire beaux coup dans nui » Le Dode

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Le Dode en uniforme du 153e d’infanterie
De la classe 1897, Claude Morel est à l’armée au 153e régiment d’infanterie.

Gaspard n’est pas homme à se plaindre. Il veille à ne pas trop inquiéter les siens :
« Enfin je te dirai que nous avons passé 25 jours de tranchée et aujourd’hui nous sommes relevés pour passer quelques jours de repos. »
« il n’y a que des obus que l’on risque quelque chose quand ont les entend venir ont se couche et puis c’est tout »

Les journaux de marches et opérations (JMO) [3] et les publications du « chtimiste » [4] vont nous apporter rétrospectivement un éclairage plus précis sur le contexte militaire du moment et de l’endroit.

La presse locale ou nationale, qui atteint alors des sommets de diffusion, offre une version résolument propagandiste des événements :
« Les balles allemandes ne tuent pas. Nos soldats ont pris l’habitude des balles allemandes » L’Intransigeant du 17 août 1914.
« Les Allemands tirent bas et fort mal. Quant aux obus ils n’éclatent pas dans la proportion de 80%. » Le Journal du 19 août 1914.

Pour le poilu sans ressource, l’argent reste en permanence une préoccupation tenace. Sa solde est dérisoire : en 1914 , 5 c par jour [5]
Gaspard est tiraillé entre le désir de satisfaire des besoins lancinants, vin, tabac, effets vestimentaires, etc., et le souci de préserver autant que possible le bien-être précaire de Claudia et Célina.
La quête culpabilisante d’un petit billet ne s’interrompt guère :
« envoie moi donc ce que tu voudras et surtout conserve pour vous deux »
« pour de l’argent si tu peux m’envoyer 10 fr tu feras plaisir »
« je vous remercie bien aussi des cinq francs que vous m’avais envoyé »
« ce qui nous a manqué c’est le vin et le tabac »
« si nous voulons boire du vin il faut le payer 25 sous » [6].
« si ont a pas une pièce de 10 francs dans ses poches l’on n’est pas bien fier dans la position ou je suis. »
« je prend bien de boire un canon seulement je ne suis pas bien riche »
« le tabac laissez le faire l’argent vous ferez faute je peux bien m’en passer »

Il s’inquiète des ressources à la maison. Claudia perçoit-elle son allocation ? :
« fait tu toujours marcher l’auberge tout cela tu ne me l’a encore pas dit ».
« occupe toi de ta demande [7] de suite fait plutôt s’il le faut une réclamation au Préfet on ne peut pas te refuser [. . . ] tu dois toucher 1,25 f et Célina 0,50 f »

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Récépissés de colis en gare (1915)

L’arrivée de l’hiver et le sous-équipement déclenchent de nouveaux appels :
« voila 3 jours qu’il fait un froid terrible je suis très content d’avoir le cache-nez [. . . ] tout ce qui me manque c’est des gants »
« il ne me manque pas grand chose qu’une flanelle et un caleçon un petit flacon teinture d’iode et une paire de gants »
« si tu veux m’envoyer quelques chose envois moi une flanelle et un paquet ou deux de tabac un petit flacon de teinture d’iode une boîte ou deux d’allumettes »

Les nouvelles de la famille mais aussi les « nouveaux » du pays sont l’objet de demandes répétées et d’attention :
« je n’ai encore pas reçu de nouvelles de mes frères »
« Faites moi passer l’adresse de mon frère Dode et le bonjour à mon petit bleu Bonnet [8] »
« Chère femme j’ai reçu une lettre de ma sœur Maria »
« Chère petite femme tu me diras si tu a fait bonne foire [. . . ] et les nouveaux que tu as appris »
« plaisir d’apprendre les nouveaux du pays car maintenant les jours et mêmes les heures commencent a devenir longues »

Consulté, Gaspard donne son avis sur un achat d’intendance ! :
« Tu me demande conseil au sujet du cochon [. . . ] à mon avis tu ferais bien mieux d’acheter du lard pour le moment »

Les retrouvailles au front avec des « pays » apportent un vrai réconfort :
« je vous direz que j’ai vu aujourd’hui bien des pays j’ai vu Pérard j’ai vu le Jean Mary j’ai vu le petit Liandon de chez Magnaud j’ai vu aussi Compagnat du Mayet le Jean Mondière et bien d’autres »
« j’ai vu aussi le Gilbert de chez Masonnet qui m’a payer la goute et un quart de vin blanc »
« Avant hier nous avons pu avoir du vin et du rhum. Nous avons bu un bon coup pour la Noël Mondière a demandé une oie a chez eux [. . . ] nous la mangerons ensemble en buvant un litre ou deux »

Implacables les mauvaises nouvelles ne vont pas tarder :
« je ne suis pas surpris d’apprendre la mort de Blettery [9] »
« et le pauvre Joseph [10], je ne peux pas croire qu’il est mort. »

Pour les femmes, en particulier les cultivatrices, la charge de la ferme et celle des enfants, deviennent trop lourdes : elles craquent. L’entraide familiale joue son rôle apaisant et rassure les époux. Claudia va prendre en charge trois de ses neveux. Les pères s’en réjouissent et témoignent leur gratitude :

« je suit tré heureux da prendre que tu prant tant de peine pour mais deux enfant » Le Dode
« Je suis tres content que tu a pris mon petit car Jaenne était assez entravez » Bonnet Morel

Gaspard et sa famille ont pu faire face et nous léguer leur témoignage. Pas plus que d’autres, ils n’étaient préparés à de telles épreuves.

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Femmes aux champs

A suivre le mois prochain...


[1Lois de1881-82 établissant l’école gratuite, laïque et obligatoire.

[2Niveau 3 : possède une instruction primaire au-delà des savoirs lire et écrire.

[5Prix à l’arrière en 1914 : pain 1kg : 0,43 F ; bœuf : 2,20 F, lait 1 litre : 0,17 F.

[620 sous valent 1 franc

[7Allocation allouée aux familles des mobilisés.

[8Bonnet, son jeune frère qui vient d’être mobilisé.

[9Antoine BLETTERY Mort pour la France le 07/09/1914

[10Joseph LAGNIER Mort pour la France le 01/12/1914

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