Au feu les pompiers, y’a ma maison qui brûle…
Dans la « chronique lyonnaise » du 13 août 1840 du « Journal de Lyon, politique, industriel et littéraire » « Le Censeur » [1], je découvre cet article :
« Dans la nuit du 2 au 3 août, un violent incendie, dont on est encore à chercher la source, a éclaté dans l’écurie du sieur Bresson, aubergiste aux Roches-de-Condrieu (Isère). Le feu ayant été aperçu par le bateau à vapeur la Sylphide, qui remontait le Rhône, les voyageurs se sont empressés de donner l’alarme et de se porter sur le théâtre de l’incendie. Un exprès parti des Roches est venu chercher des pompes à Vienne [2] , auxquelles les chevaux de poste subitement attelés ont pu transporter en moins d’une heure dix-sept pompiers et tout le matériel nécessaire. A l’arrivée de ce secours, les habitants étaient maîtres du feu qu’on était parvenu à concentrer, mais les pompes n’ont pas moins été d’une grande utilité pour en arrêter les progrès »
Apparemment de gros dégâts, mais pas de victimes ! Plus bas, le lecteur de 1840 apprend aussi cette nouvelle :
Nous sommes sous le « Roi des Français Louis Philippe » Celui qui deviendra en 1848 « Le Prince Président » puis en 1852 l’Empereur Napoléon III, a pour l’instant raté son coup d’état et part pour être emprisonné à la forteresse de Ham. Mais c’est une autre histoire !
Oh mon bateau, tu es le plus beau des bateaux !
- Collection personnelle de l’auteur
« La Sylphide » bateau à vapeur destiné au « service de transport entre Arles et Lyon » (passagers et marchandises) a obtenu son permis de navigation tout récemment [3]
Dans la presse de l’époque fleurissent des « encarts publicitaires » vantant le confort de ce bateau tout neuf :
C’est que la Sylphide n’est pas le seul « vapeur » à sillonner le Rhône : la concurrence est rude entre les Compagnies des armateurs ! Exemple : dans le numéro du 12 août 1840 du journal « Le Censeur », il y a trois « réclames » en plus de celle pour la Sylphide et les autres bateaux de la « Compagnie générale »
Revenons maintenant à « notre » incendie des Roches.
« Six chevaux » et « un garçon d’écurie » victimes de l’incendie
La « chronique » du samedi 8 août 1840 dans le « Journal de Vienne » est identique à l’article du « Censeur ». Mais, après, il y a une suite ! Nous en apprenons ainsi beaucoup plus sur les conséquences de cet incendie :
« …/… Six chevaux d’une grande valeur, appartenant à M. Cuminal, maître d’équipage à Serrières, et le garçon d’écurie, ont été trouvés morts sous les décombres de ce vaste incendie auquel plus de 400 quintaux de fourrages avaient servi d’aliment.
On doit de grands éloges à l’activité et au zèle déployés parles habitants, et notamment par M. le Curé [4], dont les bons conseils et la vigilance attentive et se multipliant sur tous les points, a fait régner l’ordre partout où il y avait confusion, et décuplé les bras en assignant à chaque homme un poste utile.
Les pertes occasionnées par ce sinistre s’élèvent, dit-on, à 18.000 francs, montant approximatif de la somme à laquelle la maison était assurée par la Compagnie Royale » [5]
L’incendie a donc causé, outre la mort de « six chevaux d’une grande valeur », celle du « garçon d’écurie » de l’auberge Bresson. Cette mort n’a pas l’air de compter beaucoup pour le journaliste. Il évoque d’abord la perte des chevaux et après seulement celle de cet homme chargé du soin à apporter aux « chevaux de remonte » du « Maître d’équipage Cuminal à Serrières » [6]
Un « garçon » de soixante deux ans !
Ce jeune homme, voire même peut-être cet adolescent, restera t-il anonyme ? Les actes de décès des Roches de Condrieu pour 1840 sont muets à ce sujet ! Un article intitulé « Nouvelles locales » dans « Le Moniteur judiciaire de l’arrondissement de Vienne » du jeudi 6 août 1840 va nous permettre de retrouver son identité :
« Dans la nuit du 1er au 2 août courant, le feu a détruit les écuries de l’auberge du sieur Besson (Antoine), locataire de Thonneyrieux, propriétaire aux Roches de Condrieu. Six chevaux appartenant au nommé Cuminal, de Serrières (Ardèche) ont péri dans les écuries. Un vieillard mendiant, couché dans la paille, a été atteint par le feu ; transporté à l’hôpital de Condrieu [7] il y est mort une heure après. Les secours donnés par les habitants des Roches, ceux de Condrieu, par les pompiers de Vienne, ont préservé le reste du bourg des Roches d’une ruine totale »
Le « garçon d’écurie » et le « vieillard mendiant » seraient donc une seule et même personne ! Avec ces indications, il est facile de retrouver l’acte de décès dans les registres d’état-civil de Condrieu (Rhône) [8]
« N° 65 Ce jourd’hui deux août mil huit cent quarante, à l’heure de midi, devant nous Jean Gaspard Buisson, adjoint au maire de la ville de Condrieu…/…sont comparus Louis Plasson, marchand cordier, âgé de cinquante quatre ans, et Jean Jamet, tonnelier, âgé de quarante cinq ans ; tous deux domiciliés en cette ville ; lesquels nous ont déclaré que Jean Thonnérieux, originaire des Roches (Isère), y demeurant, célibataire, fils des défunts Jean Thonnérieux et Marie Mas ; est décédé à l’hospice de cette ville susdite, aujourd’hui à sept heures du matin, âgé de soixante deux ans …/… »
Jean Thonnérieux est-il lié au propriétaire « Thonneyrieux » qui loue son local pour servir d’écuries à Antoine Besson (dénommé Bresson dans les autres articles) ? « Mendiant », il est peut-être hébergé « à titre gracieux » par sa famille. Né vers 1778 ; on devrait retrouver son acte de naissance dans les registres paroissiaux de Condrieu [9].
Auberge pour les mariniers
Où est située cette auberge ? Certainement au bord du Rhône. Le chemin de halage est le long du fleuve. Pour les auberges, qui lors de « la remonte » hébergent mariniers et chevaux, il faut de la place !
Aux Roches, le Rhône fait alors une boucle propice à l’arrêt, sans trop de problèmes, des "trains de bateaux" tirés par les chevaux qui remontaient le fleuve.
Relisons pour terminer, et exciter notre imagination, le passage qu’Alexandre Arnoux dans « Rhône, mon fleuve » leur consacre :
« Ah ! il y en avait alors du travail, du passage sur le Rhône, et de la ribote tout le long. Leur sacrée vapeur, leur cambouis, leurs chemins de fer ont tout ravagé, anéanti, acculé à quasi la mort. Et leurs inventions nous en réservent bien d’autres.
Tu ne te douterais pas, fiston, en regardant ce qu’on voit aujourd’hui, de ce que c’est qu’une rivière de plein rendement, avec ses cris, ses rigues, ses équipages de chevaux haleurs, ses charretiers, ses mariniers, tout ça nourri comme des princes, pétant de belle humeur et de santé.
Parce que, clampin, il ne s’agissait pas de leur en promettre, il fallait tenir. Et ils s’y entendaient, les cuisiniers des deux berges, Mme Charléat des Granges de Valence, le Gautier du Pouzin — et qu’il avait de belles filles pour vous servir, le coquin ! et combien de prouviers, de patrons et de bayles, sans compter les mousses, y ont laissé un morceau de leur cœur — et Miche, dit Jean la Miche, à Sablons même, vis-à-vis, à l’autre bout du pont suspendu, tout flambant neuf, qu’on avait inauguré en 1826.
T’as qu’a aller considérer les mangeoires de pierre de taille, pour les chevaux aux caparaçons verts, jaunes, rouges, à clous de cuivre, glands et bouffettes, tu te rendras compte du train et de la bombance partout où les maréchaux, nos fourriers au surplus, avaient préparé nos quartiers. Et à Avignon, chez Raffin ! Et à Condrieu ! On y arrosait les petites tommes de chèvre, les rigottes, de vin du pays. Partout les caillettes de foie de porc, bien aromatisées d’herbes dans leurs crépines, le gruyère, les soupes grasses mitonnées, où la cuiller tient droite et qui couronnent le repas.
A la Saint-Nicolas surtout, le 6 décembre, on engoulait comme des tonnes. On avait baladé en procession, à dos d’homme, à travers le bourg, la barque fleurie, ornée de girandoles, de festons de verdure, de roses de papier, d’étoiles d’or et d’argent ; on avait faim, on avait soif. Quel banquet !
Les petits plats dans les grands. la salade d’anchois, le bouilli, la grillade marinière, la vraie, si épicée qu’on jouissait d’elle par tout le feu de la bouche et jusqu’à hauteur du nombril, dans l’estomac ; et la matelote, et les pavés de fromage, et les vins de Côte-Rôtie, à grosses dames-jeannes qui vous remplissaient vos écuelles, vos potaras.
Ah ! on ne sait plus aujourd’hui fêter les Saints ; les gens n’ont plus de cœur au ventre. Les chevaux et les bœufs, les fidèles, on ne les oubliait pas ; ils bambochaient à côté ; ils avaient triple picotin en l’honneur de Nicolas, patron de la marine, protecteur des naufragés.
Tu connais le proverbe que l’on crie à celui qui choit à l’eau : Prie saint Nicolas et nage ferme. En attendant, on bâfrait, on déboutonnait son pantalon de peau de diable, on desserrait sa taillole de laine rouge, on enfournait les belles rasades, la joue vermeille, et on chantait et on se lestait pour le bal qui suivrait la Prairie, les tables et les bancs enlevés, les filles brillant de leurs trente-deux dents, le violon de Picarlat, Esprit Picarlat, grinçant de ses quatre cordes sous l’archet du bonhomme qui tirait la langue et battait la mesure de la semelle, à grand renfort d’encouragements, de jurons, d’objurgations à ceux qui sortaient de la cadence, de prunelles rouées, comme un matou, à l’adresse des plus vives danseuses, de celles dont le rire, l’odeur et le mouvement vous arrachent à la terre de tous les jours, vous envoient dans une autre planète, plus chaleureuse, plus intense, où tout se hausse de trois crans de bonheur »