7 février
Appareillé avant le jour pour les Farisan. Brise de NW assez fraiche. Jolies couleurs rose et gris au lever du soleil. Nous piquons au large pendant une demi-heure pour parer le banc côtier du sud du mouillage, puis nous mettons en route vers le S.E. à 8 h. La brise assez fraîche nous pousse.
Notre carte est bien imprécise et, sans être inquiet, je crois qu’il serait bon de ne pas avancer trop rapidement dans cette zone sur laquelle nous n’avons à peu près aucune indication.
Comme nous avons le soleil devant, nous ne risquons de voir les bancs qu’après les avoir passés. On voit d’ailleurs vers l’arrière des bandes de mer assez claires, mais il n’est pas possible de savoir si cet effet de lumière est dû à des hauts-fonds ou au jeu des nuages.
A 9h, la vigie signale l’île Firars qui doit nous servir de point de départ vers le chenal des îles.
Un quart d’heure après, nous voyons sa palmeraie qui sort dans le mirage. Nous mettons à 5 noeuds. Il fait très chaud.
On reconnait nettement les petites îles portées sur la carte et qui jalonnent la route vers Khor Seghir ; mais on n’aperçoit aucun des bancs signalés comme ayant été vus ces dernières années au voisinage de l’île Dabhik. Nous faisons route à tout petite allure sur le goulet d’entrée, entre la pointe de l’île Mandhar et un des cinq petits îlots qui s’alignent le long du côté nord de l’entrée.
Toutes ces terres sont basses et brûlées ; les petits îlots nus dans le soleil ont l’air de coques de sous-marins qui manoeuvrent les uns par rapport aux autres à mesure que nous avançons. De plus près, on dirait des gâteaux plus ou moins levés. Leurs bords sont rongés par la mer et elles sont toutes plus étroites à la base. L’île Mandhar est pelée. J’aperçois à la jumelle des gazelles qui se profilent sur la crête de la partie centrale la moins élevée. Nous passons à côté d’un banc de goélands noirs et blancs, posés sur l’eau, tous parallèles et serrés les uns contre les autres. C’est la foule qui est venue nous saluer.
L’entrée est assez délicate parce qu’on est obligé de naviguer à la vue n’ayant pas de cartes suffisantes. Mais ce n’est pas sorcier et on peut se moquer de Monfreid lorsqu’il raconte son passage dans ce goulet où il a l’air de serrer les dents, alors qu’avec un boutre on peut passer à peu près partout.
En tout cas, la déception est assez complète pour celui qui a voulu dans son imagination broder du mystère autour de ces îles. Le Khor-Seghir est une immense rade, dont les bords ont de belles couleurs de lagune laiteuse, mais dont le pays est affreusement plat et blafard.
La palmeraie devant laquelle on mouille est évidemment belle, mais j’attendais mieux du paysage d’arrivée. Nous mouillerons vers 16h30 devant la palmeraie.
Le second de la Diana revient de terre où il est allé se mettre en quête d’eau et de fourrage pour nos moutons. Il a été fort mal reçu par une dizaine d’indigènes venus à sa rencontre.
Refus de vendre quoi que ce soit à n’importe quel prix, interdiction de se promener dans la palmeraie. Vraiment « unfriendly » comme disent les I.N. anglaises à propos des habitants de Farisan Khebir.
Du coup, nous décidons de quitter ce pays sans charme et inhospitalier à midi demain, au lieu d’après-demain matin. Nous irons mouiller le soir en un point quelconque de la côte ou même dans le chenal. Nous serons sur ainsi d’arriver à Loheia après-demain avant la nuit. Le Vimy nous y attend depuis hier soir.
8 février
Le jour se lève très pâle. Calme absolu. A la surface de l’eau métallique, de grands frisis plus sombres au-dessus desquels tournoient des oiseaux. De temps à autre des ailerons coupent la surface suivant des lignes droites. Trois houris sont à la pêche très loin de nous. Je regarde la terre à la jumelle ; tout a l’air de dormir. C’est d’une fadeur écoeurante dans l’air immobile et chaud.
L’Amiral souffre des dents et n’a pas l’air d’avoir courage à grand-chose. Je lui montre quelques vers de Sappho que j’ai copié sur un carnet pour le remonter.
Nous appareillons à midi. Deux barques de pêcheurs, enfreignant les ordres de leur cheick sont venus le long du bord vendre des poissons. J’ai regardé ces gens ce matin à la jumelle. Je les voyais jeter leur ligne à l’eau, lancer un peu d’appât et retirer presqu’aussitôt un poisson.
Ils ne touchaient ces poissons qu’enveloppés dans un chiffon et leur mordaient la tête pour les tuer. Epines venimeuses probablement.
Calme complet. Le ciel est à peu près couvert et l’eau miroite comme du métal fondu. Les îlots se détachent dans le mirage comme des bâtons de réglisse.
Nous nous engageons un peu trop nord dans la passe et nous côtoyons le récif d’assez près ; on le voit par transparence le long du bord pendant quelques instants. Puis nous mettons le cap sur Dhabik.
Nos pilotes ont causé avec les pêcheurs ; ils leur ont demandé pourquoi on nous avait si mal accueillis à terre. Ils ont répondu que l’interdiction de communiquer venait de leur cheick. Les pêcheurs ont demandé eux aussi si nous allions à Ghisan. Ils ont dit qu’on se battait très dur dans la région. Comme quoi, la révolte de l’Idrissi ne serait pas finie.
Vers trois heures, nous commençons à apercevoir le Ras Gisan qui sort de l’eau comme une île. C’est une avancée rocheuse très brûlée, sans végétation qui contraste avec le reste de la terre au nord et au sud, qui est très basse.
Nous dépassons un superbe boutre qui file vent arrière à la même route que nous. Il est très chargé et on peut y compter une vingtaine d’hommes, tous des nègres. Il bat pavillon italien et on peut lire son nom Alconis 220 MAT. Les pilotes l’ont vu ces derniers jours à Kumfudah et il descend sur Kamaran.
De beaux cumulus roses montent en grosses boules sur la terre. On distingue à peine les montagnes de l’arrière-pays, mais les pilotes nous désignent le Djébel Feija où est réfugié l’Idrissi.
Nous passons à 5 milles de Gisan. Une tour, une forteresse surmontée d’un grand mât, des huttes coniques et une échancrure dans la côte où sont mouillés des boutres. Les pilotes, toujours fidèles agents de renseignements - ils ne nous servent qu’à cela, d’ailleurs – nous disent qu’il y a en permanence à Gisan deux sambouks à moteur armés de mitrailleuses appartenant à Ibn Seoud pour la surveillance côtière.
Nous passons à terre de Djaferi et de Dharet Djaferi, cette dernière complètement noyée et d’où s’envolent des nuages d’oiseaux.
Des méduses blanches grandes comme des barils défilent le long du bord. On dirait d’énormes champignons de blanc-manger.
Le jour tombe et le soleil s’éteint sans couleurs. Le ciel est très chargé et des éclairs violents éclatent sur la terre.
La côte est uniformément plate et bordée d’arbres. On la dit inhabitée sur les I.N. et cependant, à la tombée de la nuit nous apercevons un grand feu, broussailles probablement.
Nous n’apercevons plus qu’une pointe très effilée sur bâbord. Nous continuons à avancer jusqu’à ce que la nuit soit faite complètement. Nous mouillons dans le chenal à 19 h par 17 mètres de fond après avoir paré ce cap-sans-nom à 10 milles environ dans le sud de Wahan.
La mer est parfaitement calme.
9 février
Appareillage à 6 heures. Il fait encore nuit et nous marchons doucement jusqu’à ce que les terres se dessinent.
Passage délicat de la pointe Oreste. Le récif s’étend assez au large et nous n’arrivons pas à nous placer correctement. Le ciel est gris et des grains de pluie tombent sur la terre. On distingue les maisons de Marsa Bagla ou Medi, à l’embouchure du Wasi Kil. C’est ici la frontière du Yémen.
De Medi se dégagent d’abondantes fumées. ; on dirait que le village est en feu. Les pilotes nous disent d’ailleurs que c’est certainement le fait de la guerre. Nous restons longtemps à petite vitesse dans cette zone. Nous traversons un grain de pluie vers 10 heures. L’Amiral n’est pas monté. Il souffre beaucoup des dents.
Nous remettons en marche à l’allure normale dès que ce cap Oreste est passé à coup sûr. Nous longeons la côte jusqu’aux changements de route brutaux du chenal pour passer entre Rakl et Djurab. On voit très nettement la guerre des récifs entre les deux îles, car le ciel est redevenu parfaitement clair. Aussitôt après le déjeuner nous remontons sur la passerelle avant que nous soyons engagés dans le fameux passage entre Hamar et Bawarid et que les I.N. anglaises disent bouché. Nous avançons avec précaution et longeons le récif très visible de Bawarid. On voit déjà très bien Loheia et surtout le Fort Hill sur lequel nous devrions, suivant la carte mettre le cap pour franchir le goulot, mais nous préférons passer à la vue. Très loin de terre, on le dirait même en pleine mer, le Vimy est au mouillage.
Nous mouillons à 3 heures par 17 mètres de fond dans le nord de la pointe est d’Urmek.
Loheia, comme toutes les villes arabes de la côte paraît à distance une très grosse agglomération. Nous sommes bougrement loin d’elle en tout cas et cependant les fonds ne permettent pas d’en approcher davantage. Le Vimy est au moins à deux milles plus loin encore.
Je pars du bord pour aller saluer les autorités au nom de l’Amiral, nous sommes sept ou huit dans le canot à moteur qui remorque une baleinière. Notre pilote de Kumfudah donne la route.
Nous allons toujours et la terre ne se rapproche guère. Pan, pan, le canot talonne et se dégage seul ; nous ralentissons. Il y a déjà plus d’une heure que nous sommes en route. Je juge, à la tête du paysage que le canot ne pourra jamais aller jusqu’au bout et je passe dans la baleinière avec Badens et le midship interprète. J’aperçois à une vingtaine de mètres de nous la tête d’un homme coiffé d’un turban qui sort de l’eau. Deux bras gesticulent, nous allons vers lui. Il embarque et nous conduit. La baleinière vient à gauche et à droite, puis se présente dans un estuaire aux berges de vase à peine émergées. Sur la vase, des oiseaux en quantité ; des échassiers, dont le ventre est au ras de l’eau, des courlis desquels nous passons à quelques mètres sans les troubler. Dans l’eau un grouillement de poissons qui font exploser la surface de tous côtés. Des nuées d’oiseaux tournoient et tombent sur eux comme des pierres.
- La grande vasière de Loheia. La ville est située dans le petit chenal au nord.
Admiralty charts Red Sea Sheet 4 N° 8d Published 1873. Wikipedia Commons.
Sur la vase, de superbes zarougs et boutres échoués. Je vois la foule qui nous attend au fond de l’estuaire. Nous échouons la baleinière et je saute à terre. Il y a là peut-être trois cents hommes qui se bousculent derrière une double haie de soldats aux gueules épatantes. Un clairon pousse les cris affreux que je reconnais analogues à ceux qui m’avaient reçus il y a cinq ans à Hodeidah. Le capitaine du port, l’Emir al Bahr, coiffé d’un superbe tarbouche, me dit qu’il va me conduire chez l’Emir. Je passe la troupe en revue et je me mets en route, suivi de la foule.
Nous passons par des rues bordées de belles maisons de pierre aux portes et fenêtres en bois très décorées et qui me font un peu envie. Malheureusement toutes ces maisons sont en ruines, restes parait-il de bombardements de la guerre. C’est lamentable. Les hommes ont abandonné ces demeures et ont construit dans les intervalles de misérables huttes.
La ville est grande et a dû autrefois être une très belle agglomération. Nous traversons le souk. Fouillis d’hommes à moitié nus, aux grosses chevelures frisées et à la barbe rouge. Des nuages de mouches comme je n’en ai jamais vu et une odeur de pourriture formidable. De ravissantes petites filles enveloppées dans des étoffes bleu pâle, jaunes et rouge.
Plus nous avançons et plus grossit la foule. L’Emir al Bahr nous annonce enfin la maison de l’Emir. On lui fait comprendre de ne pas passer par la porte principale et il nous conduit par une entrée sur le côté de l’immeuble. Escalier étroit et puant. Nous arrivons dans une pièce carrée, fort jolie, au plafond caissonné et dont les cloisons sont décorées de bois sculpté peints.
Sur deux côtés, des banquettes élevées recouvertes de tapis. On me présente la place d’honneur. Dans la chambre, une vingtaine d’hommes les plus divers, parmi lesquels un type aux dents d’or coiffé du cachemire vert. C’est le fils de l’Emir. L’Emir lui-même, qui a 95 ans est parait-il très malade. Tous ces gens chiquent le Kat et on voit entre leurs dents les résidus des feuilles XXX. On dirait qu’ils ont la bouche pleine d’épinards. Le fils de l’Emir porte sous le bras un gros paquet de cette plante.
Compliments infinis. Café, pippermint, thé et gâteaux secs innommables.
- Le Pippermint de Revel à Loheia !
Publicité de Jules Chéret entre 1896 et 1900 Wikipedia Commons.
Après un quart d’heure de conversation traduite, je remets des cartes et je demande si la ville possède des canons pour un salut. On me répond que oui et je promets que le lendemain nous tirerons 21 coups pour réparer l’oubli que nous avons commis. Le fils de l’Emir me dit qu’il sera très flatté et que notre salut sera rendu coup pour coup. Il se promet d’ailleurs de venir à bord rendre la visite de l’Amiral.
Je prends congé et je refais le trajet, escorté d’une foule plus dense qu’à l’aller. L’Emir m’a accompagné jusqu’à la baleinière. Salams. Nous rentrons à bord ayant déposé notre indigène pilote dans l’eau à côté d’un piquet.
L’atmosphère de ces villes du Yémen est beaucoup plus sympathique que celle des ports du Nejd (Arabie Saoudite) où le wahhabisme a jeté un voile de tristesse protestante. Ici c’est la foule grouillante de primitifs sans prétention et très aimables.
Le pilote, qui a causé avec les indigènes nous déclare en rentrant que ce que nous avions pris ce matin pour un incendie de guerre à Mersa Bagla n’était que la fumée de fours à chaud. C’était pourtant chic de penser que nous étions passés devant une ville en feu.
Le Commandant du Vimy est venu me rendre compte dès notre arrivée de sa mission à Djibouti. La demande qui avait été faite de détacher immédiatement un aviso à la disposition du gouverneur venait de ce qu’il avait appris le déplacement du Négus tout à fait au dernier moment. Il avait pris le train subitement à Addis, l’avait quitté à Dice Daoua pour Harrar puis pour Berbera par une nouvelle piste construite par les Anglais. Il avait embarqué là pour Aden sur le Penzance qui était à Port Soudan 48 h avant notre arrivée et qui en était parti, d’après les Anglais pour Dunganab (Ras Rawia) ! Il fallait donc que nous ayons nous aussi un aviso à Djibouti au retour du Négus d’Aden.
Le Vimy a baladé celui-ci et tous les officiers ont reçus des décorations et de superbes pièces d’or. Dinechin a l’air enchanté.
10 février
Très beau temps au lever du soleil. Calme, très chaud. Mes officiers partent à terre à 7 h. Je reste à bord parce que j’ai le courrier officiel à préparer pour Djibouti.
A 8 h salut à la terre de 21 coups de canon. Le fort perché répond aussitôt.
Le fils de l’Emir que j’ai vu hier, arrive à bord à 10 h 30 par le canot à moteur. Sa mouna est dans un sambouk qui est encalminé à 3 ou 4 milles de nous. Cet imbécile a passé une redingote sur sa robe arabe et il est muni d’un parapluie. Il est ridicule. Il est flanqué de trois types, dont l’un est armé de magnifiques sabres et poignards ; le commandant d’armes probablement.
L’Amiral allant mieux, reçoit tout ce monde au salon. Je lui dis d’ailleurs de les liquider rapidement, car il est onze heures et il faut que nous déjeunions avant l’appareillage pour Kamaran que nous avons fixé à midi. L’Amiral ne sait pas trop quoi donner à ce bonhomme en échange du cadeau annoncé. Il se décide pour des étoffes moches imprimées qu’il avait achetées à Beyrouth.
A onze heures et quart le canot emporte les autorités, les vide sur leur sambouk à moitié roulé et prend à son bord les moutons, les fruits, les oeufs et le fourrage. On dirait des bambous.